À 36 ans, Alexandra Badea est un petit phénomène en France, où elle vit depuis 2003. Entre théâtre, cinéma et littérature, ses créations dissèquent le monde contemporain avec originalité et sans compromis. Entretien.
Regard : Vous vivez entre la France et la Roumanie, mais vous n’écrivez qu’en français. Quand avez-vous pris conscience de cette mutation intellectuelle ?
Alexandra Badea : En écrivant mon premier texte, Mode d’emploi, que j’avais commencé à rédiger pour moi. C’était un moment où j’avais besoin de questionner mon identité, trois ans après mon arrivée en France. La parole venait en français et en roumain, mais plus facilement en français. Dès que le roumain apparaissait, je bloquais, c’était moins fluide, je ne trouvais pas les mots justes, comme si je n’étais pas à la hauteur de ma langue maternelle. Je me sentais obligée de bien écrire, tandis qu’en français, j’étais plus libre. Aujourd’hui encore, je ne ressens aucune obligation envers la langue française, je peux la réinventer, me permettre de la trahir parfois, de faire des erreurs. Il y a aussi l’élément de l’étrangeté. C’est une langue qui garde un mystère pour moi, c’est comme un jeu qu’elle me propose tout le temps.
Comment vivez-vous cette impossibilité du bilinguisme en termes de création littéraire ?
Parfois, c’est une souffrance, mais j’ai appris à ne pas forcer. Au début, j’insistais pour écrire en roumain. Aujourd’hui, j’attends, un jour ça arrivera, peut-être. Le roumain est une langue que j’aime parler au quotidien, je peux m’y perdre sans soucis, alors que le français est plus cartésien, il m’oblige à structurer ma pensée. À l’écrit, le blocage revient immédiatement si je dois traduire un texte en roumain, le correspondant n’est jamais le mot que j’aime. Je n’arrive pas à traduire mes textes, même pas les titres. Mais je commence à écrire en roumain des dialogues pour le cinéma. Quand je reste à la surface de la communication, ça va, mais dès que j’entre dans la profondeur de l’écriture, le français refait surface.
Votre analyse de la société actuelle cache-t-elle une certaine nostalgie ?
Je pense que je pose un regard sans compromis sur le monde en général, et sur l’être humain en particulier. La mondialisation a fait apparaître les mêmes problématiques pour tous les individus. Il y a des spécificités bien sûr, mais il y a aussi beaucoup de points communs. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment l’être humain peut s’en sortir à l’intérieur de ce système, comment il arrive à survivre, quelle est sa part de responsabilité dans la construction de ce monde et quels sont ses lieux de résistance. Je ne dirais pas qu’il s’agit de nostalgie. Les relations humaines ont toujours été violentes, les rapports de force ont toujours existé, il y a toujours eu des dominants et des dominés.
Peut-être qu’aujourd’hui, toutes ces choses sont devenues plus visibles, notamment grâce aux nouvelles technologies, qui ne sont pas toutes nuisibles à partir du moment où l’on sait s’en servir. Mais la plupart du temps, on s’en sert mal. Même la solitude peut être bénéfique tant qu’elle n’est pas subie, tant qu’elle est ce temps de réflexion, de contemplation, de création. Là où elle devient dangereuse, c’est quand on exclut l’autre, quand on s’enferme dans l’individualisme, quand on protège trop son territoire, qu’on veut imposer son point de vue et sa culture en écrasant les cultures qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Êtes-vous une artiste engagée ou une artiste tout court ?
Une artiste tout court. L’art engage de toute façon. D’après moi, on ne peut pas être véritablement artiste sans défendre des idées. Avant, j’utilisais beaucoup le terme de « théâtre engagé ». Aujourd’hui, je m’en méfie un peu, on l’a trop associé à du militantisme. Je peux, en tant que citoyenne, militer pour une cause, mais dans l’écriture, je préfère laisser plus de place aux autres, j’ai moins de certitudes, je ne veux pas imposer ma vision et exclure les autres, je trace un possible. J’aime l’idée de créer avec les autres, commencer un récit et laisser le lecteur ou le spectateur le finir. Déclencher une pensée et laisser le public la développer, même la contredire.
Vous avez reçu des distinctions et des prix importants. Comment apprivoisez-vous cette consécration ?
Je l’oublie. Je retourne tout le temps au travail, je n’ai pas le temps d’y penser, d’avoir peur. Je sais que la reconnaissance peut ne pas durer. On vit des temps où l’on consomme vite, on jette, on s’ennuie, on cherche tout de suite la nouveauté. Quand on regarde un peu la rentrée littéraire en France, on s’aperçoit que beaucoup d’auteurs se perdront. Les prix passent, c’est le travail qui reste, et je sais que même si demain cette consécration s’arrête, je continuerai à écrire, à faire des ateliers d’écriture dans les prisons, dans les lycées difficiles, je continuerai à parler aux gens autrement.
Vous faites de la littérature, du théâtre, du cinéma… Parmi les trois, où trouvez-vous votre véritable refuge ?
Je ne pourrais pas choisir. Chaque histoire trouve sa forme spontanément. Il y a des choses que je ne pourrai faire passer qu’au théâtre où il y a cette urgence à dire, à partager, à parler directement au public. Au théâtre, tout va très vite, il y a une énergie et une fébrilité incroyables. Il y a aussi beaucoup de responsabilité. Je ne me sens jamais plus responsabilisée qu’en faisant du théâtre. Je me dis toujours : pour prendre deux heures du temps d’une personne, il faut que j’ai quelque chose de très important à dire. À ce niveau, la littérature donne beaucoup plus de liberté. Herta Müller a dit : « Un livre n’a jamais fait de mal. Si vous ne l’aimez pas au bout de trois pages, vous pouvez le fermer et passer à autre chose. » C’est pour cela que dans les romans, je me permets de prendre plus de temps, d’aller plus loin dans l’intimité des personnages, je ne me mets pas autant de contraintes. Au théâtre, si vous perdez le spectateur juste une minute, c’est fini. Dans un livre, il peut revenir en arrière. Quant au cinéma, c’est très diffèrent, j’y mets peu de mots, la caméra filme la pensée, l’écriture se fait à un autre endroit. On dit souvent qu’un film devrait être compris même si on ne comprend pas les dialogues. Le langage est réduit au minimum. Pour moi, les trois formes sont donc très complémentaires. Je ne pourrais jamais en abandonner une.
Formée à l’Université d’art théâtral et cinématographique de Bucarest, Alexandra Badea est restée longtemps peu connue du public roumain. Après Google, mon pays (2010, Teatrul Mic), c’est la nouvelle version de Pulvérisés (2015, Festival Temps d’images, Cluj) qui fera mieux connaître en Roumanie cette auteure anticonformiste – pièce qui a obtenu en France le Grand Prix de la littérature dramatique du Centre national du théâtre en 2013. Séduit par l’univers et l’analyse sociale de l’artiste, l’Institut français de Roumanie (IFR) a entamé avec elle une collaboration sur la durée. Selon Christophe Pomez, attaché culturel et directeur adjoint de l’IFR, « nous apprécions notamment le soutien sans faille d’Alexandra Badea à l’écriture dramaturgique engagée en français, sa détermination à faire vivre les relations franco-roumaines par des dynamiques de collaboration et d’échanges, et son intérêt à explorer les différentes formes artistiques liées au théâtre ». C’est aussi dans cet esprit qu’Alexandra Badea a fait le choix de six ouvrages roumains iconoclastes, traduits en français, qui enrichissent le catalogue du projet de Bibliothèques vivantes L.I.R. (Livre in Room), conçu par le directeur de théâtre et metteur en scène lyonnais, Joris Mathieu.
Propos recueillis par Andrei Moldovan (juin 2016).