Le 27 juin dernier, la République de Moldavie a signé son Accord d’association avec l’Union européenne, incluant notamment un volet commercial qui la rapprochera davantage de l’ouest du continent. Mais dans les campagnes moldaves, l’Europe reste bien loin. C’est le cas à Răscăieţi, petit village de 3 000 âmes, à deux heures au sud de la capitale Chișinău, et à seulement trente kilomètres de la frontière ukrainienne. Ici, par manque de travail, on vit d’un peu d’agriculture et surtout de l’argent gagné par ceux qui travaillent en Italie ou en Russie.
Sur les bords du Dniestr, entre peupliers et roseaux, Alexandru se promène avec sa fille dans les bras. Arrivés sur la plage, sa femme Natacha essaie de mettre la petite dans l’eau, mais Cătălina, un an et demi, crie et s’agite. Lui la contemple émerveillé de ses grands yeux bleus. Cela faisait deux semaines que ce jeune homme de trente ans n’était pas rentré chez lui ; Alexandru travaille à Odessa, à deux heures de Răscăieţi. Depuis l’âge de seize ans, il est ouvrier dans la construction, comme la majorité des Moldaves. Au début, il a d’abord rejoint ses frères sur les chantiers moscovites, mais la capitale russe était trop loin de chez lui.
Alexandru est l’un des rares jeunes de Răscăieţi à avoir décidé de rester dans son village. Pour le moment, le couple habite dans le domicile familial. Mais en face s’élèvent les parpaings de leur prochaine maison. Le jeune homme fait visiter, visiblement gêné par les mauvaises herbes qui ont envahi les fondations. Il espère poser le toit à l’automne. Une bonne partie de son salaire à Odessa – environ 1 500 euros par mois – est destinée à continuer les travaux.
« Ce n’est pas facile tous les jours, on peut perdre son travail du jour au lendemain, un travail au noir, évidemment, raconte Alexandru. Si je le pouvais, j’irais travailler en Europe de l’ouest où le marché du travail est plus stable et les salaires meilleurs. » Il se dit favorable à l’Union européenne, à une condition : « Qu’on ait le droit d’y travailler librement. » Pour l’instant, la récente libéralisation des visas de tourisme pour les citoyens moldaves ne le concerne pas, il n’a ni passeport biométrique, ni suffisamment d’argent pour se permettre de voyager en Occident.
De son côté, Vasile Nigai n’attend qu’une seule chose : rendre visite à ses proches installés en Italie. Lui et sa famille peuvent se le permettre, ils vivent décemment tout en étant resté au pays, chose assez rare en Moldavie. A Răscăieţi, la moitié des habitants a choisi d’aller gagner sa vie en Russie ou en Italie, peu de Moldaves ont pris le risque de vivre de l’agriculture. « C’est un domaine profitable, estime Vasile, en Moldavie, il y a un énorme potentiel. » Sur les bords du Dniestr, cet agriculteur de 50 ans contemple ses champs de poivrons, l’air satisfait. Il vient de vendre sa première tonne de la saison à un grossiste de Chișinău à 80 centimes d’euro le kilo, un très bon prix.
L’Europe, idéal lointain
L’Accord d’association avec l’Union européenne ? Vasile s’en réjouit. Même si selon lui, « il y a trop de concurrence au sein de l’Union pour que nous puissions faire face, personne n’attend nos produits qui ne sont ni aux normes, ni à la hauteur des exigences européennes ». Pour lui, l’Europe, c’est avant tout un idéal… « Les lois sont les mêmes pour tous et sont respectées beaucoup plus qu’ici (…) J’espère que les Etats membres feront pression sur la Moldavie. »
Mais son point de vue n’est pas partagé par tous. En ce samedi matin, sur l’étendue d’herbe jaunie qui fait office de place du marché, l’ambiance est morose. A l’ombre d’un petit arbre, quatre femmes essaient de vendre leurs produits. Fromage, oeufs et lait s’étalent sur des cagettes en plastique posées à même le sol. D’habitude, les habitants de Transnistrie – l’enclave séparatiste pro-russe située plus à l’est – ont de meilleures retraites, et passent le pont afin d’acheter ces produits frais. Mais aujourd’hui, personne n’a fait le déplacement. Au lendemain de la signature de l’Accord avec l’UE, ces femmes sont remontées contre les autorités. « Personne ne nous a demandé notre avis, lance la plus jeune, je pense qu’on devrait voter pour décider si on doit rentrer dans l’UE ou pas. »
Derrière ce sentiment, il y a une crainte, celle de voir se répéter le scénario ukrainien. Aucune de ces femmes n’a oublié les raisons qui ont déclenché la guerre dans le pays voisin. « C’est à cause des accords avec l’Europe que tout a commencé en Ukraine, on ne veut pas qu’il se passe la même chose ici… » Toutes ont peur des représailles de la Russie, notamment à l’encontre des Moldaves qui y travaillent. Le bruit court déjà que Moscou se prépare à renvoyer certains d’entre eux au pays, ce qui priverait de gagne-pain des milliers de familles.
« Dans tous les cas, si on adhère à l’Europe, la situation ne va pas s’améliorer pour autant, et puis cela ne pourra jamais être aussi bien que sous l’Union soviétique, poursuit l’une d’elles. Avant, il y avait un point de collecte de lait dans le village, on ne gagnait pas tant que ça, mais au moins on savait quoi faire de notre lait, alors que maintenant, on n’est même pas sûr de le vendre. » Chaque famille n’a plus que deux ou trois vaches, à peine de quoi survivre.
Ici, on se souvient encore des troupeaux entiers de bovins qui, au lever du jour, remontaient dans un nuage de poussière les allées en terre du village pour rejoindre les pâturages au bord du Dniestr. A la fermeture du kolkhoze s’est ajoutée celle de l’usine de production de vin ; il y a sept ans, elle a coïncidé avec l’embargo russe sur les bouteilles moldaves, conséquence directe des premières discussions sur le rapprochement du pays à l’UE. Les villageois ont cru au potentiel vinicole de leur région, mais ils se retrouvent maintenant avec des tonnes de raisin sans savoir quoi en faire.
A l’inverse, la maire du village, Zinaida Marin, est enthousiaste quant au potentiel de la région. Son exemple : la Roumanie et les petites fermes qui s’y sont développées grâce aux fonds européens. Elle explique avoir déjà attiré des fonds d’un million et demi de lei moldaves – environ 80 000 euros – par le biais du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) afin de construire un marché conforme aux normes européennes. Affiliée au Parti démocrate libéral de Moldavie (PDLM), elle lance, enthousiaste : « Enfin notre petit pays sera bientôt prêt pour rejoindre la grande famille européenne ! ». Pour le moment cependant, le chemin de la Moldavie vers l’Europe semble loin d’être tout tracé.
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Après un accord historique, un scrutin crucial
Par le biais de l’Accord d’association signé le 27 juin dernier, la République de Moldavie, indépendante depuis 1991, concrétise son rapprochement à l’UE, entamé il y a quelques années déjà avec le soutien de Bucarest. La Roumanie est d’ailleurs l’un des premiers pays membres à avoir approuvé cet accord au Parlement, le 2 juillet dernier. Date qui a coïncidé avec le vote au sein du Parlement moldave : l’Alliance pour l’intégration européenne (AIE), qui fait office de coalition gouvernementale, avait besoin d’au minimum 51 voix pour que l’Accord soit ratifié. Mais seulement 59 députés moldaves ont voté pour, sur un total de 101, ce qui est loin de démontrer un consensus. Et si Chișinău espère obtenir dès l’année prochaine le statut de candidat officiel à l’adhésion, tout dépendra du résultat des élections législatives de novembre prochain. En effet, le Parti communiste, plutôt favorable à l’Union douanière avec la Russie, est pour le moment favorite dans les sondages. Ce scrutin a d’ores et déjà été qualifié de « crucial » par les analystes, car il pourrait influencer fortement le destin de ce petit pays.
Julia Beurq (juillet 2014).