Dans quel état d’esprit se trouve la société roumaine en cette fin d’année 2017 ? Nous avons posé la question au sociologue Alin Teodorescu, directeur de l’institut de sondages IMAS, qui revient aussi sur certains points caractéristiques du pays.
Regard : Comment avez-vous perçu les vagues de manifestations de ces derniers mois ? Peut-on dire que la société civile a changé ?
Alin Teodorescu : La société roumaine est toujours en lutte contre la corruption, ce n’est pas nouveau, cela fait plus de quinze ans qu’elle se bat pour l’indépendance de la justice. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la patronne de la Direction nationale anti-corruption, Laura Codruţa Kövesi, jouit de la cote de popularité la plus élevée du pays, bien au-dessus de celle de n’importe quel homme politique, y compris le président Klaus Iohannis. Et quand son action ne semble pas suffire, les gens n’hésitent plus à descendre dans la rue. Sur le plan économique, alors que beaucoup de Roumains peinent à joindre les deux bouts, les manifestations de mécontentement restent moins intenses. Cela s’explique en partie par le fait que le pouvoir d’achat général ait considérablement augmenté depuis le début des années 1990. Sur les deux dernières années, les Roumains ont acheté pour plus de 5 milliards d’euros de voitures, par exemple. Alors que de son côté, le gouvernement n’investit pas et ne pense qu’à faire plaisir à son électorat au lieu de construire des autoroutes. Quant au rapport avec la politique, il s’est modifié, normalisé, d’une certaine façon. En 1990, environ 16 millions de Roumains participaient aux élections générales ; aujourd’hui, ils ne sont plus que 6 à 7 millions. Seul le second tour de la présidentielle mobilise davantage les électeurs avec 10 à 11 millions de votants, attirés par le spectacle d’une bataille entre deux hommes. Il est bien dommage que les gens se soient éloignés de la politique, mais il ne faut pas oublier que l’Ouest a vécu la même chose.
La Roumanie reste par ailleurs un pays très contrasté…
Effectivement, il y a d’un côté la ville, de l’autre les campagnes ; d’un côté les jeunes, de l’autre les vieux, bien que cela soit un peu caricatural. Je voudrais surtout rappeler que de 1990 à 2000, plus de deux millions de personnes ont quitté le milieu urbain pour retrouver la ruralité. D’un côté, la rétrocession des terrains privés explique en partie ce phénomène. Mais surtout, il fut la conséquence de l’industrialisation forcée des années 1980, quand les Roumains ont été éloignés de leur environnement naturel, c’est-à-dire les campagnes. La plupart ont alors tout fait pour le retrouver dès la chute du régime communiste. Après 2000, la tendance s’est inversée. Les gens ont de nouveau quitté le milieu rural pour la ville, en particulier les capitales d’Europe de l’ouest. Ce fut une vague d’émigration unique, du jamais-vu en Europe. Seule la Bulgarie a connu une situation similaire. Concernant les différences générationnelles, je dirais que les jeunes ont beaucoup changé, et se sont fortement européanisés. Leur vie est bien distincte de celle que j’ai vécue. Avant, à 23 ans, vous étiez marié avec deux enfants, un travail et un crédit hypothécaire à rembourser. Mon fils ne pense pas du tout à se marier avant qu’il ait 30 ans, il veut continuer ses études et prend son temps avant d’intégrer le marché du travail. Ceci dit, je ne vois pas pour autant de véritable fracture entre les générations.
Revenons à la politique, le Parti social-démocrate (PSD) au pouvoir vit-il une chute de popularité potentiellement fatale ?
Nous avons récemment noté une baisse d’opinions favorables de l’ordre de 7%. Mais le PSD reste l’un des deux grands partis du pays. Avec les libéraux, ils se partagent environ 80% de l’électorat. C’est le même schéma depuis dix ans ; quand l’un chute un peu, l’autre monte. Ceci étant, de façon générale, les Roumains ont une attitude plutôt de gauche et apprécie l’intervention de l’État dans les mécanismes économique, politique et social. D’un autre côté, ils sont aujourd’hui convaincus que le pouvoir judiciaire doit être séparé des pouvoirs exécutif et législatif, ce qui est un progrès énorme par rapport aux années 1990. Mais si une majorité garde une sensibilité sociale, les élites sont assez néo-conservatrices, au sens anglo-saxon du terme, et adepte du darwinisme social : c’est marche ou crève. Par ailleurs, il n’existe pas ici de terreau pour l’extrémisme, comme c’est le cas en Hongrie, en Autriche ou en Pologne. Vous ne verrez pas ici de manifestations avec des dizaines de milliers de personnes demandant l’indépendance vis-à-vis de l’Union européenne ou de l’OTAN. Et Liviu Dragnea (le leader du PSD, ndlr) ne bénéficiera pas du soutien que les Hongrois apportent à Viktor Orbán.
Un nouveau parti avec un nouveau leader pourrait avoir sa chance lors des prochaines élections ?
Si le PSD se divise, cela pourrait arriver. Sinon, je ne vois pas comment.
Quelle est votre sentiment sur ce qu’il va se passer en 2018, ici et ailleurs ?
Je pense que l’année sera particulièrement agitée. Liviu Dragnea a atteint les limites de son influence et de son pouvoir, son maintien à la tête du PSD ne devrait pas durer, la scène politique va connaître du changement. Sur le plan européen, notamment à cause du Brexit, pas mal de choses seront à redéfinir. Avec le Royaume-Uni, l’Europe a réalisé de grands projets, je pense au tunnel sous la Manche ou à Airbus, par exemple. Sans lui, l’avenir européen est pour l’instant plutôt flou.
Propos recueillis par Carmen Constantin (décembre 2017).