L’ambassade de Roumanie à Paris, installée dans le fameux palais de Béhague, recèle d’un trésor architectural unique à Paris : la Salle byzantine, un petit théâtre 1900 quasiment inchangé. Laissée à l’abandon par les diplomates de l’époque communiste, cette salle vit une seconde jeunesse grâce à une série de festivals.
Le 9 juin dernier, dans le 7ème arrondissement de Paris, un « dialogue des âmes » s’élevait depuis les voûtes de l’ambassade roumaine, une conversation musicale entre Jordi Savall et Montserrat Figueras, à l’occasion des Nuits baroques 2011. Ce cycle de musique organisé par l’Institut culturel roumain est un peu particulier, puisque les oeuvres sélectionnées ont pour vocation de mettre en valeur un joyau unique de l’architecture parisienne, qui désormais appartient à l’Etat roumain : la Salle byzantine du palais de Béhague.
C’est le lot des trésors cachés des nobles demeures parisiennes, peu d’habitants de la capitale savent que dans l’ambassade de Roumanie se cache ce qui fut autour de 1900 le plus grand théâtre privé de Paris, une salle révolutionnaire pour l’époque, qui a vu émerger des tendances artistiques de premier plan ainsi que des techniques qui feront passer le théâtre d’un classicisme un peu compassé à l’ère moderne.
De l’ambassade de Roumanie, la plupart des Roumains de Paris connaissent le bureau du consulat, rue de l’Exposition, et les lettrés se souviennent des balades dans le quartier d’une certaine Monica Lovinescu, une des voix de Radio Europa Libera, qui défiait à sa façon le régime des Ceausescu. Aujourd’hui, un bâtiment des années 1960 héberge les services de l’ambassade et de l’Institut culturel, mais derrière les murs de la rue de l’Exposition, c’est une plongée dans le 19ème siècle finissant qui surprend les visiteurs.
Avant les Roumains, il y avait la famille de Béhague, une noble famille du Second empire, qui a amassé une fortune colossale dans les chemins de fer. En 1866-1867, un premier palais est érigé par la comtesse Victoire-Félicie de Béhague. Elle achète un terrain au moment de la percée des grands boulevards haussmanniens. La maîtrise d’oeuvre est confiée à Gabriel-Hippolyte Destailleur, architecte de renommée internationale, dont la spécialité était de réutiliser boiseries et décors des nobles demeures parisiennes du 18ème siècle, démantelées à l’époque de Napoléon III.
Quelques années plus tard, en 1893, la petite-fille de Victoire-Félicie, Martine de Béhague, récupère l’ensemble du Palais. Elle souhaite le moderniser, elle va finalement le démolir, ne conservant qu’un petit bout d’hôtel ayant appartenu à son père, et confie la construction du nouvel édifice en 1894 à Walter Destailleur, fils du premier architecte. Aujourd’hui, la mémoire vivante de l’histoire de ce bâtiment est Simona Radulescu, directrice adjointe de l’Institut culturel roumain, qui se replonge régulièrement avec passion dans les archives et l’histoire de ce palais « fin de siècle », qui cultive avec délicatesse, dans une veine néo-classique, l’héritage de Louis XIV et des décors du 18ème siècle.
« Martine de Béhague dégage des moyens très importants et utilise des matériaux nobles, comme du marbre polychrome », explique Simona Radulescu. La décoration est confiée à Jean Dampt, sculpteur majeur de l’époque. Le grand escalier est une imitation de l’escalier de la reine à Versailles. A l’étage se succèdent les salles majestueuses comme le Salon bleu, la salle de bal (appelée Salon d’or), et la salle à manger, « qui sert encore pour les réceptions officielles de l’ambassadeur », glisse Olivia Horvath, responsable de la communication de l’Institut culturel roumain à Paris.
UNE SALLE DE THEATRE REVOLUTIONNAIRE
« Le Salon d’or était censé être un salon de musique, mais en 1897, Martine de Béhague commence en 1898 la construction d’une salle de concert », indique Simona Radulescu. La comtesse, personnalité du gotha, s’affirme comme mécène. « Elle est entourée par tous ces artistes proches du mouvement symbolique qui prônaient un retour au religieux dans l’art », poursuit-elle, d’où sans doute cette idée de décorer la salle de concert telle une basilique. « Martine a contribué au choix des mosaïques qui ressemblent à celles de la basilique Sante Vitale de Ravenne. » Ce type de décoration est quasiment unique à Paris. Le théâtre dispose d’une capacité de 600 places, soit 250 places assises. « C’est le plus grand théâtre privé de Paris », disait une gazette de l’époque.
En 1901, la comtesse de Béhague rencontre Adolphe Appia, un metteur en scène suisse passionné par Wagner, théoricien de « l’oeuvre d’art totale ». Appia réinvente alors un décor tridimensionnel, la scène fait 15 mètres de profondeur, sa première mise en scène est organisée en 1903. A la même période, le styliste Mariano Fortuny invente un système d’éclairages révolutionnaire : il installe dans la Salle byzantine le dôme de lumière, une grande coupole de tissu transparente. « Son but est de donner une sensation de lumière naturelle sur la scène », décrypte Simona Radulescu.
Au début du 20ème siècle, la salle accueille des soirées de bienfaisance. En 1905 y est donnée une avant-première du Requiem de Gabriel Fauré. Pour Appia et Fortuny, « il ne doit pas y avoir de mur entre le public et le spectacle ». Des précurseurs de Jean Vilar en quelque sorte, qui symbolisent le passage de l’art dramatique à l’ère industrielle et sociale. Selon des sources orales, la salle ferme en 1920. En 1927, la loge privative de la comtesse de Béhague est murée. Et à partir de 1927, les archives ne parlent plus.
LA PERIODE ROUMAINE
Le 27 mars 1939, peu après la mort de Martine de Béhague, le palais est vendu à l’Etat roumain. Gheorghe Tatarescu, Premier ministre du royaume de Roumanie de 1933 à 1937, ministre des Affaires étrangères de 1937 à 1938, grand diplomate à la Société des nations, devient alors ministre plénipotentiaire à Paris, élevé au rang d’ambassadeur.
Cependant, il existe peu de traces de la vie au palais de Béhague en ces années où de sombres nuages planent sur l’Europe, si ce n’est… une paire de skis du roi Carol II conservée à l’ambassade ! « Il a dû passer par là », sourit Olivia Horvath. Très vite, la Roumanie est entraînée dans le désastre de la Seconde Guerre mondiale, et sur les ruines de la dictature du maréchal Antonescu, c’est le régime communiste qui prend pied.
« Sous le régime communiste, la salle est restée fermée », poursuit Olivia Horvath. Il existe de lointains souvenirs de projections de films, mais à la veille de la chute des Ceausescu, des personnes ayant servi à l’ambassade entre 1987 et 1989 n’avaient même jamais entendu parler de la Salle byzantine. Celle-ci retrouve timidement la lumière dans les années 1990, lorsque des soirées de bienfaisance y sont de nouveau organisées.
La véritable renaissance du joyau intervient en juin 2009 à l’occasion de la mise en scène par Christian Benedetti de Stop the Tempo, sur un texte écrit en roumain par Gianina Carbunariu. Un groupe électrogène permet d’éclairer la salle. Des aménagements sont réalisés en matière de normes de sécurité. « Tous les artistes sont fascinés par cet endroit, mais la salle dispose de peu d’équipements, tout est loué », précise Olivia Horvath.
Lieu de création révolutionnaire au début du 20ème siècle, la Salle byzantine pourrait connaître une nouvelle jeunesse, pour peu que l’on se donne les moyens de sa rénovation. La salle reste la propriété de l’Etat roumain, mais est classée aux Monuments historiques français. Un état des lieux a été financé en 2001 par l’Etat français, le ministère de la Culture s’est déclaré intéressé par la rénovation dans un premier temps de l’orgue classé, le plus grand buffet d’orgue privé et laïc de Paris.
De notre correspondant à Paris, Stéphane Siohan (mars 2013).