Rencontre avec Ionuț-Șerban Jugureanu, sociologue et directeur de la Fondation Parada qui s’occupe des enfants et des familles en situation de précarité…
Sur les cinq dernières années, comment jugez-vous la situation des personnes sans-abri ou vivant dans des logements insalubres à Bucarest ?
Depuis le début de la pandémie, à l’exception d’un décret militaire passé lors de l’état d’urgence et à la suite duquel les pouvoirs publics locaux ont été forcés de trouver des solutions temporaires d’hébergement pour les sans-abri, la Roumanie n’a pas vraiment accompli de progrès visibles, bien au contraire. Le pays manque d’une stratégie nationale pour lutter contre la pauvreté, et les ressources se font rares. Exemple, les grandes villes n’ont pas assez de dispositifs d’accueil destinés aux familles sans logement. Ils s’adressent uniquement aux seuls enfants isolés, voire, au mieux, aux mères avec leur progéniture, ce qui a pour conséquence l’éclatement des familles, ou que ces dernières choisissent de s’installer dans la rue pour de bon. Néanmoins, les associations ont réussi à faire passer les sans-abri dans la catégorie des personnes vulnérables en termes de santé publique, ce qui leur a permis de bénéficier en priorité de la campagne de vaccination contre la Covid 19.
On voit moins d’enfants non scolarisés qui vagabondent dans les grandes villes roumaines. Qu’en est-il réellement ?
Les enfants des rues tels qu’on les voyait dans les années 1990 ou 2000, ces enfants isolés qui souvent fuyaient les abus qui avaient cours dans les orphelinats d’alors, ont presque tous disparu. Sous la pression européenne, la Roumanie a dû consentir à améliorer progressivement les conditions d’accueil des enfants abandonnés, et les enfants fugueurs se sont faits rares depuis 2010. En revanche, le nombre de familles sans logement a augmenté. La plupart vivent dans des abris de fortune, des squats, de vieilles baraques qu’elles construisent elles-mêmes sur des terrains vagues. Et si l’on voit moins d’enfants isolés qui errent et mendient, cela ne veut pas dire qu’ils sont scolarisés.* Ils vivent avec leur famille dans des squats miséreux, dans des conditions qu’on a du mal à imaginer. Par ailleurs, la pandémie, avec la suppression des cours en présentiel depuis un an et demi, a produit une hécatombe en termes d’abandon scolaire. On maquille les chiffres, mais je suis certain que des dizaines de milliers d’enfants ont abandonné l’école pendant cette période. C’est une tragédie qui aura de graves conséquences.
* 56% des enfants roumains abandonnent l’école à la fin du collège à cause de la pauvreté : https://worldvision.ro/implica-te/proiecte-fundraising/campanie-vreauclasa9a-a-meritat/
La Roumanie est l’un des pays européens où la pauvreté est la plus répandue…
La Roumanie est surtout un État et un gouvernement aux visions anti sociales. Un État néolibéral où les transferts sociaux sont dérisoires, de la poudre aux yeux. Pensez à l’impôt au taux unique de 10%, que vous gagniez un million d’euros ou un euro par an. Pensez au niveau des allocations qui s’élève à 43 euros mensuels par enfant, quels que soient les revenus de la famille. Et pour un enfant dans un orphelinat, l’État roumain débourse un peu moins de 600 euros par mois, alors qu’en France, cette même enveloppe va de 2500 à 5000 euros suivant les départements. Parlons de l’aide sociale en général, dont l’objectif premier est précisément d’éviter la déchéance et de préserver la dignité humaine. Comment y parvenir avec moins de 30 euros par mois ? En Belgique, l’aide sociale s’élève à 800 euros par mois pour une personne isolée. L’écart de richesse entre les pays est loin de justifier de telles différences de traitement. Parlons aussi de la pauvreté des gens qui travaillent. Le salaire minimum s’élève à 280 euros par moins, cela concerne près de 30% des salariés roumains. Comment alors s’étonner du taux d’émigration effarant de la Roumanie ? Le bateau prend l’eau, mais tout le monde s’en fout, la classe politique en premier. Or, l’absence de politiques sociales grève l’avenir d’un pays, c’est selon moi une certitude.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu.