Le secteur éolien roumain a été ces dernières années l’un des domaines d’activité les plus florissants. Longtemps très rentable, le récent volte-face gouvernemental pourrait cependant lui couper les ailes. Reportage en Dobrogea où est concentré le gros de l’activité.
Sur le bâtiment de la mairie de Cogeleac, dans le département de Constanţa, se trouve une plaque mentionnant « Cez, sponsor de Cogealac »… « Il ont fait tellement de choses ici, lance sans se faire attendre Gheorghe Alexa, le maire de la commune. Sans eux, on en serait encore à l’âge de pierre ». L’école et le dispensaire ont en effet été réalisés ces dernières années grâce à des fonds du groupe énergétique tchèque Cez, présent sur plusieurs communes des environs. Tout comme les routes. Le maire en profite pour désigner certaines sociétés qui ont vu le jour à Cogealac depuis le début de cette idylle placée sous le signe du dieu Eole : laverie auto, petit restaurant et discothèque, etc. Quelques-unes appartiennent d’ailleurs à monsieur Alexa lui-même.
Un peu plus loin à la sortie de Cogealac, le siège flambant neuf de Tomis Team-Cez. Călin Andrei, opérateur sur le site de Cogeleac-Fântânele-Grădina, revient sur la genèse du projet : « Cez est venu faire des tests de vent en 2007 et très vite, le parc s’est construit. Aujourd’hui, on produit 600 mégawatts (unité de puissance traduisant le potentiel de production d’une installation, ndlr) avec 240 turbines. » C’est tout simplement le plus grand parc éolien « on shore » d’Europe, réparti sur trois communes de Dobrogea.
Le décor est identique jusqu’à Fântânele, localité de 1 800 habitants. Trois kilomètres de champs d’éoliennes à perte de vue, avec de temps à autre un berger et son troupeau circulant sous des grandes hélices qui ronronnent. Le maire de la commune de Fântânele, Gheorghe Popescu, est un homme tranquille. Sa commune aussi a pleinement bénéficié de la venue d’une société « provenant d’un pays civilisé ». Il raconte : « Le parc s’est ouvert en 2009 avec 140 éoliennes installées sur des terrains privés. Généralement, ici, les locaux cultivent du blé, du soja, du tournesol et du maïs. » Mais pour M. Popescu, les éoliennes n’ont aucune incidence sur le rendement des terrains. Et d’ajouter : « Certains ont refusé par peur de se voir dépossédés de nouveau de leur terre, et l’ont regretté par la suite. »
Au final, 30 turbines se trouvent sur des terrains appartenant à deux sociétés agricoles locales ; le reste – 110 propriétaires – sur des terrains appartenant à des paysans. « Plus de 100 familles touchent 3 000 euros par an sans rien faire. On voit l’impact dans la commune. Avant, la route n’était pas asphaltée, et il n’y avait pas d’éclairage public. Certains ont acheté des bêtes, repeint les façades de leur maison, d’autres se sont acheté un appartement en ville avec un crédit correspondant à l’argent qu’ils empochent chaque année », affirme Gheorghe Popescu. Les canalisations et le gaz vont suivre pour des investissements de respectivement 500 et 300 000 euros. « Les idées ne viennent pas de moi, ce sont eux qui proposent », précise le maire. Pour ce qui est du courant par contre, les habitants paient. « Il faut bien que l’on travaille pour quelque chose, c’est fini le socialisme… ».
Ce n’est que très récemment que la Roumanie a investi dans le créneau de l’éolien, désormais la plus productive des énergies vertes du pays, loin devant le photovoltaïque. La loi cadre sur la promotion de la création d’énergie électrique de sources renouvelables date de 2008. Tardivement, par rapport à d’autres pays, mais appliquée avec enthousiasme : 14 mégawatts (MW) installés en 2009, 462 en 2010 et 982 en 2011. Aujourd’hui, sur l’ensemble du territoire, on parle d’environ 3 000 MW. Près de deux milliards d’investissements auraient été effectués rien que dans le département de Constanţa.
« Le gouvernement a dû contenter les sociétés générant davantage d’emplois et de fortes rentrées pour le budget de l’Etat »
La Dobrogea dispose de conditions uniques en Europe : vent constant, surface plane et très faible densité de population. La superficie moyenne d’un champ éolien roumain est de 50 MW, bien plus que dans les autres pays européens. La loi permet par ailleurs aux producteurs d’énergie renouvelable de bénéficier d’un réel système de soutien avec l’octroi de certificats verts – titres négociables tant sur le marché national qu’international. Une garantie pour de nombreuses sociétés d’Europe de l’ouest flairant la poule aux œufs d’or.
Mais en 2013, le gouvernement fait marche arrière avec l’ordonnance gouvernementale 57/2013. Celle-ci modifie le système de soutien aux énergies renouvelables en réduisant l’émission de certificats verts, considérés trop nombreux. Les sociétés du domaine évoquent désormais des coûts de 100 euros par mégawattheure (MWh) – unité permettant de quantifier l’électricité réellement produite –, pour seulement 30 euros de profit. Malgré le tollé, le gouvernement persiste avec l’entrée en vigueur le 17 mars dernier de la loi nr. 23/2014 validant l’ordonnance d’urgence.
Raluca Popescu est la conseillère juridique de la commune de Peştera, toujours en Dobrogea. Trente turbines – 90 MW – ont été installées dans cette commune de 3 000 habitants, dont 800 ont émigré en Europe de l’ouest. « Ici, l’investissement éolien s’élève à 141 millions d’euros ; 3,5 millions d’euros sont ainsi rentrés dans le budget local », précise-t-elle. Plusieurs sociétés se sont ensuite positionnées pour investir dans cette commune très faiblement peuplée par rapport à sa superficie. Mais depuis l’annonce du gouvernement, elles ont plié bagage.
Le maire de Peştera, Valentin Vrabie, très en colère, a envoyé en septembre un courrier au Premier ministre. « Les prévisions tablaient sur 250 millions d’euros injectés dans le budget local sur plusieurs années. Les nouvelles règles du jeu condamnent l’un des rares secteurs de l’économie roumaine en pleine expansion », poursuit Raluca Popescu. Selon le maire, il est clair que le changement de direction vise à soulager les grosses sociétés industrielles en réduisant de 85% les certificats verts qu’elles étaient contraintes d’acquérir afin de soutenir l’énergie dite « propre ». « Le gouvernement a cédé à leurs pressions », déplore t-il.
D’après Ionel David, de l’Association roumaine pour l’énergie éolienne, la belle époque de l’éolien est révolue. « En 2012, il y a eu à peu près 1 000 MW produits. L’an passé, on est passé à 700 et cette année à 300 », relate-t-il. Il affirme qu’aujourd’hui les investissements ainsi que la rentabilité sont proches de 0, alors qu’il y a deux ans, cette rentabilité atteignait 10,9%, soit le plafond fixé par l’UE. « Pourtant, l’énergie éolienne produit aux alentours de 10% de l’énergie électrique du pays, tonne-t-il. En termes de production, la Roumanie a même dépassé l’Autriche ou la Grèce. »
Les pro-éoliens misaient au plus fort des investissements sur 5 000 MW installés en 2016, et 9 000 MW en 2020. La facture était-elle trop élevée pour les consommateurs, gros ou petits ? Ionel David défend son secteur : « La facture est certes plus élevée pour les foyers, mais de seulement 4 lei par mois. » Pour lui, ce sont les grosses entreprises qui ont fait pencher la balance, arguant de la hausse de leurs coûts. « Le gouvernement a dû contenter les sociétés générant davantage d’emplois et de fortes rentrées pour le budget de l’Etat. L’électorat y est aussi pour quelque chose, celui-ci étant plus important dans le Jiu qu’en Dobrogea, soutient le spécialiste. La multiplication des acteurs et des certificats verts a certainement entraîné une surproduction, mais dans le même temps, le pays n’exporte que 15% de son courant. » La Roumanie aurait par ailleurs déjà atteint ses objectifs de produire 20% de son énergie via les énergies renouvelables, avec un taux déjà à 22,9%.
De leur côté, les associations environnementales qui n’avaient pas vu venir si vite la déferlante de l’éolien en Roumanie sont soulagées. « Les études d’impact étaient bâclées, tout cela s’est fait de manière très sauvage, rouspète Mihai d’une association écologiste de Tulcea. La région est un couloir essentiel de flux migratoires pour les oiseaux, or toutes ces éoliennes ont forcément un impact sur ces populations. Car il s’agit de centaines et de centaines d’unités. Et je ne parle même pas de la faune locale, au pied des turbines. Ce développement anarchique ne pouvait pas se faire à l’infini. » Mais la bataille pour l’énergie « propre » n’est sans doute pas terminée. Ionel David poursuit : « Plusieurs acteurs du marché viennent de déposer une plainte au tribunal d’arbitrage international de Washington invoquant le principe des attentes légitimes des investisseurs. » Reste que certains ont déjà annoncé leur retrait. Du côté de Cez, la direction a affirmé qu’elle était attentive à d’éventuels repreneurs pour son activité éolienne. Cela n’inquiète pas pour autant le maire de Fântânele : « Je ne suis pas au courant, soutient-il. De toute façon, notre contrat court sur 20 ans. »
Benjamin Ribout (octobre 2014).