Entretien réalisé le lundi 12 juin dans l’après-midi, par téléphone et en roumain (depuis Constanţa).
Florin Timofte est directeur technique à l’Institut national de recherche et du développement marin (INCDM) « Grigore Antipa » de l’université Ovidius de Constanţa. Il revient sur la destruction du barrage de Kakhovka en Ukraine le 6 juin dernier, et sur les risques causés par la guerre pour la faune et la flore de la mer Noire…
Comment la destruction du barrage de Kakhovka pourrait-elle affecter les milieux marins de la mer Noire ?
Tout d’abord, une quantité énorme d’eau douce va se déverser dans la mer Noire. Le réservoir de Kakhovka comptait environ 18 kilomètres cubes d’eau. Cela signifie que la salinité de la mer va se réduire dans la zone, et possiblement du côté du littoral roumain sur une longue période, ce qui pourrait affecter l’environnement marin. Ensuite, ce déversement contient une très grande quantité de sédiments accumulés dans le réservoir pendant des dizaines d’années, et qui peuvent contenir des polluants, tels que des produits pétroliers. De plus, ces sédiments incluent des nutriments qui pourraient accélérer le développement de micro-organismes et de phytoplancton. Tout cela a le potentiel de diminuer la transparence de l’eau de façon radicale, et donc l’apport en lumière. Sur le long terme, cela pourrait aussi entraîner l’apparition de phénomènes d’hypoxie, un manque d’oxygène, voire d’anoxie, c’est-à-dire de zones totalement dépourvues d’oxygène. Sans compter ces objets, constructions et matières organiques qui se déposeront au fond de l’eau et entreront en décomposition, et qui risquent d’augmenter le phénomène d’hypoxie. Sans oxygène, il n’y a pas de vie et les organismes meurent. Je parle là d’un risque dans les zones moins profondes, proches des littoraux.
Comment savoir quand cette eau douce aura atteint le littoral roumain ?
Nous étudions les images satellites qui, en général, datent de la veille. Et on y voit très bien le déversement de l’eau du réservoir. À la date du 7 juin, soit le lendemain de la destruction du barrage, cette eau atteignait l’embouchure du fleuve Dniepr. Le 12 juin, elle avait déjà parcouru 100 kilomètres et arrivait à Odessa. Nous estimons qu’elle touchera le littoral roumain une dizaine de jours plus tard. Bien sûr, tout cela dépend des conditions météo qui nous seront favorables ou pas.
De façon générale, comment la guerre affecte-t-elle les milieux marins de la mer Noire ?
Ces dernières années, nous avions réussi à réduire les pollutions et phénomènes d’hypoxie dans la zone nord-ouest de la mer Noire. Ceci grâce à des efforts de l’Union européenne pour améliorer la qualité des eaux qui s’y déversent. Mais cette zone de la mer Noire est toujours dans une phase de restauration et reste fragile. Avec la guerre, tout est chamboulé, et cela aura des conséquences sur le long terme. Il y a notamment de quoi être inquiet face à la pollution générée par l’artillerie de la guerre, les missiles, explosifs, etc. Ces derniers contiennent des produits polluants, mais nous ne savons pas encore quels types et le degré de leur toxicité. Les précipitations vont les emporter vers les rivières, qui se déverseront ensuite dans la mer. Puis, concernant la faune marine, l’année dernière, après le début de la guerre, il y a eu un nombre plus élevé de dauphins échoués sur les plages roumaines. Si nous n’avons pas pu établir de lien direct entre la guerre et leur décès, il est néanmoins avéré que l’utilisation d’équipements militaires tels que les sonars ont un impact négatif sur les dauphins et autres mammifères marins*. Enfin, la guerre affecte aussi nos recherches, car notre zone de déplacements a été réduite. Certains périmètres sont dangereux car il y a des risques de mines à la dérive. Et nos partenariats sont aussi touchés, nos collègues ukrainiens ne pouvant pas se déplacer, ni pour des rencontres, ni pour des recherches en mer. Sans oublier que tous les projets de collaboration sur la mer Noire ont exclu les partenaires russes.
Propos recueillis par Marine Leduc.
* À lire ou à relire, notre précédent entretien avec Marian Paiu, président de l’association Mare Nostrum, sur l’impact des sonars en mer Noire (« Regard, la lettre » du samedi 17 septembre 2022 : https://regard.ro/marian-paiu/).