Le projet ELI-NP (Extreme Light Infrastructure – Nuclear Physics) de Măgurele est phénoménal. Ne serait-ce que par le coût total qu’il représente : 356,2 millions d’euros. Mais plus encore, par ses ambitions technologiques : mettre au point le laser le plus puissant du monde ; aller plus loin dans l’exploration de la matière ; attirer les scientifiques les plus qualifiés de la planète à une dizaine de kilomètres de Bucarest. Beaucoup de superlatifs pour un projet qui, pour l’heure, n’existe que sur le papier et dans la tête de cerveaux en ébullition, mais qui commence toutefois à émerger pour de bon.
Il mijote depuis de nombreuses années. Le projet ELI-NP remonte à un autre acronyme, l’ESFRI (Forum stratégique européen pour les infrastructures de recherche) qui, en 2006, déclare la recherche dans le domaine des lasers comme étant hautement prioritaire en Europe. « L’objectif était alors pour l’Union européenne d’équilibrer la répartition des infrastructures de recherche, en les développant en particulier dans les pays de l’Est devenus récemment membres », explique Fabien Flori, attaché scientifique de l’ambassade de France à Bucarest. La Hongrie et la République tchèque sont alors dans un premier temps sélectionnées. La Roumanie le devient, après la visite du grand manitou du laser en charge du projet, Gérard Mourou, à l’Institut de physique et de recherches nucléaires Horia Hulubei (IFIN-HH) de Măgurele.
Ce dernier trouve en son directeur, Nicu Zamfir, un enthousiasme à la hauteur de ce vaste projet paneuropéen, dont la Roumanie devient dès lors le troisième pilier. « Il s’agit du plus gros investissement de ces cinquante dernières années en Roumanie, poursuit Fabien Flori. A mon avis, s’il avance si bien, c’est parce qu’il est porté par un vrai scientifique, non par un politique. D’ailleurs, il a déjà traversé plusieurs gouvernements, et pas un seul ne l’a remis en cause. »
Une étape décisive a été franchie le 18 septembre dernier lorsque le financement de la première phase de sa mise en œuvre a été officiellement accordé par l’Union européenne : 180 millions d’euros. Un fond structurel qui court jusqu’en 2015, avant d’être relayé par un autre (programme cadre Horizon 2020). Les appels d’offres sont partis, certains sont déjà clos. « Il y a trois axes de construction importants, détaille Ioan Ursu, numéro deux du IFIN-HH. Le premier concerne les bâtiments en tant que tels, les laboratoires, les bureaux, etc. ; le second, l’accélérateur de particules, et le troisième, le laser. Le tout occupera cinq hectares et demi. Si tout va bien, nous pourrions poser la première pierre en avril. Les choses avancent vite, nous travaillons énormément, presque jour et nuit. Car en plus du projet ELI, il y a nos recherches en cours à poursuivre. Pour le moment, une trentaine de personnes travaillent à temps plein sur le projet ; bientôt, il y en aura 250. »
Des cerveaux qui arrivent
Parmi les nouvelles recrues, un acteur clef vient tout juste d’être embauché : le directeur scientifique. Le Français Sydney Gales, directeur de recherches au CNRS au parcours parsemé d’étincelles, a été débauché de l’IN2P3 (Institut national de physique nucléaire et de physique des particules). Il prendra ses fonctions d’ici peu. « J’ai déjà fait quelques allers-retours en Roumanie. Je vais y rester un peu au début, puis je vais partager mon temps entre Măgurele et l’étranger pour recruter une équipe de chercheurs, bâtir un programme scientifique, visiter les installations d’ambition similaire aux USA et ailleurs, suivre les réalisations techniques, etc. Car ce projet comporte énormément d’innovations. Un laser de cette importance n’existe encore nulle part ailleurs. Il subsiste encore beaucoup d’inconnues sur sa faisabilité », précise Sydney Gales. En effet, les lasers les plus performants à l’heure actuelle sont d’une puissance d’un PW (Petawatt, ce qui signifie un million de milliards de watts), or celui de Măgurele aura une puissance 20 fois supérieure, soit 20 PW… C’est dire si la gageure est de taille.
« Au-delà de la technique, de la science, l’un des premiers défis à relever, c’est de mettre en œuvre un tel projet dans cette région du monde ; y attirer la fine fleur de la science européenne, avec des conditions de vie et de travail du meilleur niveau, ajoute Sydney Gales. Il faudra ensuite réussir la collaboration avec les industries qui produiront le matériel, les instruments, devant faire face à des exigences spécifiques, des dimensions inédites, des cristaux par exemple, qui n’ont jamais encore été réalisés. Les frontières de la connaissance vont devoir être repoussées ! Enfin, il faudra gérer la visibilité de cette infrastructure pour qu’elle serve à une communauté scientifique la plus large possible. »
D’après l’expert, plusieurs points sont extrêmement encourageants : la compétence des chercheurs roumains qui forment une base solide ; les progrès sans cesse acquis dans ce domaine de pointe, comme en témoigne le projet Apollon-CILEX, laser d’un PW en cours de réalisation à Saclay, en France, qui sert en quelque sorte de prototype ; la rigueur de l’organisation mise en place. « Je suis confiant : le cadre européen est très contraignant, et le monde entier nous regarde… ».
Măgurele est pour le moment encore une petite bourgade située à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Bucarest, perdue dans un no man’s land. L’IFIN-HH sera réparti sur deux sites : l’un en centre-ville, comportant différents bâtiments, certains rénovés récemment, d’autres totalement décrépis ; l’autre en périphérie, autrement plus sécurisé, et entouré de bois. Certes, la route d’accès a déjà été élargie, mais pour l’heure, on a peine à imaginer qu’adviendra ici un petit frère du CERN ultra sophistiqué appelé à rayonner, lui aussi, dans toute l’Europe.
« Cela prendra plusieurs années avant que l’écosystème ne s’épanouisse, estime Fabien Flori, mais il faut s’attendre à ce que se développe un pôle de compétitivité semblable à la « Route du laser », qui s’est formé à Bordeaux autour du laser Petal. Cela entraînera l’implantation d’entreprises de pointe, la création d’emplois, et freinera la fuite des cerveaux. C’est un investissement d’avenir. » L’ambassadeur de France Philippe Gustin déclarait à ce sujet, en novembre dernier : « Ce projet porte les germes d’une Roumanie intégrant le circuit des pays possédant des infrastructures de recherche de dimension internationale. Il contribuera à forger une identité scientifique spécifique au pays tout en étant un levier de dynamisme social, économique et culturel pour la jeunesse roumaine. »
Un immense bénéfice pour la Roumanie, donc, mais aussi pour la France, partenaire privilégiée, dont les entreprises au savoir-faire avéré dans ce domaine, telle que Thalès, sont sur les starting-blocks. Ubifrance – agence publique qui aide les entreprises françaises à s’exporter – organise d’ailleurs à Bucarest une rencontre d’affaires autour de ce projet fin avril, afin de permettre à des sociétés spécialisées de se faire connaître. L’échéance théorique est une mise en œuvre en 2017, mais Sydney Gales reste réaliste. « Ce que nous allons faire n’a jamais été fait, c’est un projet unique en son genre. Le plus important, c’est de le réussir. On prendra le temps qu’il faudra. »
Pour en savoir plus : www.eli-np.ro
Béatrice Aguettant (mai 2013).