Entretien réalisé le jeudi 18 mai dans l’après-midi, en roumain et par téléphone.
L’ombre de la Securitate, l’ancienne police politique du régime communiste, plane-t-elle toujours sur les services roumains de renseignements ? Analyse avec l’historien Dorin Dobrincu, chercheur à l’Institut d’histoire “A.D. Xenopol” de Iași…
Peut-on dire que la Securitate reste un héritage très présent au sein des services roumains de renseignements actuels ?
La Securitate est apparue en 1948, c’était la police politique du régime communiste. Elle a été officiellement abolie en décembre 1989 après l’effondrement du régime, mais ce qu’il s’est réellement passé est un transfert déguisé de l’ancienne structure répressive au service du nouveau pouvoir politique. Les anciens agents de la Securitate n’ont pas disparu du jour au lendemain, ils ont seulement changé de costume ; la coupe est nouvelle, mais le matériau est le même. On les retrouve désormais au sein du Service roumain de renseignements (SRI, ndlr), du Service de renseignements extérieurs (SIE, ndlr), et de l’ancienne Direction de protection des cadres du ministère de l’Intérieur – UM 0215, aujourd’hui DGPI, ndlr. Après 1989, la plupart des militants communistes ont intégré le Front de salut national – disparu en 1993 pour se muer en Parti social-démocrate, ndlr –, et plus tard d’autres partis d’origine national-communiste tels que la Grande Roumanie, le Parti de l’unité nationale roumaine et le Parti socialiste. Quant aux agents de l’ancienne Securitate, beaucoup de ceux qui avaient pris leur retraite se sont retrouvés cadres au sein de ces mêmes partis post-communistes, ils sont devenus députés, ont dirigé des institutions, ont fait ou influencé l’opinion publique. L’évolution du pays durant ces trois dernières décennies, que ce soit au niveau politique, de l’administration ou de l’économie est indissociable de cet héritage de la Securitate. Car il ne s’agit pas seulement d’institutions, mais aussi d’un ensemble imaginaire, et de pratiques sociales. Si les services de renseignements roumains actuels ont changé à plusieurs égards, sont entrés dans des relations de collaboration avec les structures de renseignements occidentales, et que leurs dirigeants ont pris leur distance vis-à-vis de l’ancienne police politique, ils gardent une certaine mémoire institutionnelle. On le voit dans le fonctionnement des organisations « professionnelles » d’anciens agents de la Securitate ; ils sont également toujours présents dans certaines revues et articles publiés, ou dans les émissions de radio et de télévision. Ces anciens agents ont toujours été protégés par les divers successeurs institutionnels. Ils ont tous profité de régimes spéciaux de retraite, sont soignés dans des maisons de repos SRI, sont souvent présents à des anniversaires commémoratifs, ou ont été enterrés avec les honneurs militaires. Et leurs activités répressives ont été le plus souvent ignorées.
Quel type de relation existe-t-il aujourd’hui entre la société roumaine et les services de renseignements ?
Les services de renseignements continuent de jouer un rôle extrêmement important au sein de l’État et de la société roumaine. Il ne s’agit pas seulement d’institutions, mais de réseaux d’influence présents dans les partis, les médias, les universités, les cultes religieux, les entreprises, etc. Plusieurs fois, des scandales ont éclaté concernant telle ou telle « couverture », mais cela n’a pas empêché nombre d’anciens agents de la Securitate de continuer à se présenter comme des gens tout à fait honorables, parfois même victimes. Plus généralement, je dirais qu’il existe dans la société roumaine une attitude ambivalente vis-à-vis des services de renseignements. Une partie estime qu’ils étaient et restent dédiés de façon exclusive au bien commun, perspective alimentée par une rhétorique émotionnelle et manipulatrice, notamment héritée d’avant 1989. Une autre partie de la société considère avec méfiance, voire peur le pouvoir et le rôle croissants que ces services se sont adjugés. Le manque de transparence, le secret, les relations avec les politiques à différents niveaux, l’absence de contrôle réel du Parlement et les scandales publics n’ont fait qu’alimenter la méfiance de beaucoup de gens.
L’histoire a fait collaborer les services roumains de renseignements avec les services russes pendant des décennies. Désormais, la Roumanie fait partie de l’infrastructure de l’OTAN. Dans quelle mesure cette expérience passée est-elle utile au présent ?
De par sa naissance, sa structure, son idéologie et sa géopolitique, la Securitate était effectivement liée au KGB. Certes, entre les deux, et surtout à partir de la fin des années 1950, début des années 1960, il y a eu des désaccords, des tensions et des changements partiels d’orientation selon les directives des partis communistes respectifs des deux pays. Cependant, les deux polices politiques n’ont cessé de collaborer jusqu’à la disparition de l’URSS. La rupture avec les services russes s’est opérée de façon très progressive, tout au long des années 1990, notamment après le début des négociations pour l’entrée de la Roumanie dans les systèmes militaires et politiques occidentaux, l’OTAN et l’Union européenne. Surtout, les nouvelles collaborations avec les services de vraies démocraties n’ont pas empêché les dérapages internes. Les officiers de l’ancienne Securitate se targuent aujourd’hui d’une expertise particulière dans la lutte contre les agissements des services russes. Mais personnellement, je reste très réservé. Et je me demande ce que nos services ont véritablement appris de leur longue et complexe relation avec les Russes. Peut-être en saurions-nous davantage s’ils étaient plus transparents et arrêtaient d’intoxiquer l’espace public.
Propos recueillis par Carmen Constantin.
Note : À voir ou à revoir, l’excellent documentaire de Recorder sur les services secrets roumains précédemment indiqué dans « Regard, la lettre » : https://recorder.ro/puterea-din-umbra/
À lire ou à relire, notre premier entretien avec Dorin Dobrincu sur les mouvements extrémistes qui ont parcouru l’histoire de la Roumanie (« Regard, la lettre » du samedi 6 novembre 2021) : https://regard.ro/dorin-dobrincu/