Regard l’avait déjà interviewé il y a quatre ans, mais nous avons décidé de le rencontrer de nouveau. De par sa connaissance de la République de Moldavie et des relations internationales, Dan Dungaciu est bien l’expert qui peut aujourd’hui expliquer le mieux ce qui se joue dans la crise ukrainienne, et ses répercussions dans les pays limitrophes, notamment en République de Moldavie. A noter que l’entretien a eu lieu mi-avril et qu’au bouclage de ce numéro, les parties impliquées dans cette crise démarraient à peine les négociations.
Regard : Quel impact la crise en Ukraine a-t-elle en République de Moldavie ?
Dan Dungaciu : Selon moi, ce qui se passe en ce moment en République de Moldavie doit être lu de la façon suivante : d’un côté, la frontière euro-atlantique est arrivée jusqu’à la rivière du Prut, et cherche à aller plus loin ; de l’autre, il y a une pression de l’Est pour contrecarrer l’Euro-atlantisme. La République de Moldavie est au cœur de cette confrontation. Et ceci concerne tant la frontière de l’Ukraine que celle de la République de Moldavie, comme un jeu de miroir. C’est pourquoi on parle de fédéraliser l’Ukraine et par la suite la République de Moldavie, bien que ce fut d’abord en République de Moldavie, en 2000, qu’a germé l’idée de fédéralisation. Par ailleurs, aujourd’hui Chişinău (la capitale de la République de Moldavie, ndlr), face à la crise ukrainienne, se retrouve dans une situation en partie avantageuse.
C’est-à-dire ?
La libéralisation des visas s’est accélérée pour les Moldaves, avec le seul concours du Conseil européen. Car Bruxelles veut désormais tout faire pour que la République de Moldavie ne tombe pas dans le giron de Moscou. Chişinău a d’ailleurs obtenu la promesse de signer l’accord d’association avec l’UE en juin, auparavant également signé par l’Ukraine puis rejeté. Là encore, la République de Moldavie a bénéficié de la crise ukrainienne, l’Union européenne se presse pour formaliser ses relations avec Chişinău, même si cet accord d’association ne stipule aucunement une intégration prochaine à l’UE. D’un autre côté, la crise ukrainienne a aussi des aspects négatifs pour la République de Moldavie : à partir de maintenant, le retrait des troupes russes de Transnistrie est difficilement imaginable, même en théorie. La zone est plus que jamais stratégique pour les Russes, Chişinău ne la contrôlera jamais. Par ailleurs, Moscou fera tout pour que ni la République de Moldavie ni l’Ukraine s’arrime à l’espace occidental. Concernant l’Ukraine, Moscou souhaite que ce pays reste celui qu’il a toujours été depuis 1990, c’est-à-dire ni trop à l’Est, ni trop à l’Ouest, ou tant avec l’Est qu’avec l’Ouest.
L’Ukraine et la République de Moldavie sont donc d’après vous face à des tensions similaires…
Tout à fait, même si la République de Moldavie apparaît plus insignifiante, elle est plus petite, n’a pas d’armée, etc. Ces deux pays sont intérieurement divisés ; d’un côté, il y a ceux qui veulent se rapprocher de la Fédération russe, de l’autre, ceux qui prônent l’Euro-atlantisme. La crise s’est internationalisée parce que ces divisions internes sont soutenues par des entités beaucoup plus grandes.
Qu’en est-il de la Transnistrie * et de la Gagaouzie, ces enclaves séparatistes qui ont toujours réclamé leur indépendance vis-à-vis de Chişinău ?
Historiquement pro-russes et contrôlées par Moscou, elles essaient de tirer partie de ces tensions. Tiraspol (la capitale de la Transnistrie, ndlr) vient logiquement de demander, à travers son Soviet suprême, d’intégrer la Fédération russe. Quant à la Gagaouzie, elle exige au moins cinq députés au sein du Parlement de la République de Moldavie, ou ne reconnaîtra pas les élections législatives prévues en novembre prochain. Tout cela préoccupe évidemment les dirigeants de Chişinău. La Transnistrie demande elle dix à douze députés, ce qui fait, avec les députés gagaouzes, un total de 15 à 17 députés pro-russes au sein d’un Parlement moldave qui en compte 101. Les communistes en ont déjà 40, donc, si le problème transnistrien trouvait une solution à travers la fédéralisation de la République de Moldavie, ou si la Transnistrie obtenait le statut d’« autonomie étendue », le vecteur européen de Chişinău deviendrait le vecteur… eurasiatique. L’Union européenne n’a pas d’influence dans ces régions, ni même les Etats-Unis. Seulement Moscou, qui utilise la Transnistrie comme levier de contrôle.
Pensez-vous que Moscou souhaite amplifier sa présence dans ces territoires ?
Non. En Transnistrie, seules six communes sont contrôlées par Chişinău ; et si Moscou avait vraiment voulu prendre possession de la Transnistrie, elle l’aurait fait depuis longtemps. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Parce qu’à travers ce petit territoire, qu’elle contrôle dans les faits sans l’avoir annexé, Moscou tient la République de Moldavie. Dès que Chişinău fait un petit pas vers l’Ouest, des scandales éclatent à Tiraspol, évidemment orchestrés par les Russes, des revendications indépendantistes que Chişinău se doit de résoudre. Les autorités moldaves sont automatiquement prises au piège. Mais je crois que si les choses continuent ainsi, l’idée de déclarer la Transnistrie « territoire occupé », comme le Parlement moldave l’avait fait en 1992, et d’y renoncer temporairement, va devenir de plus en plus présente à Chişinău. Afin notamment de poursuivre le chemin vers l’UE et d’éviter un scénario chypriote.
Il n’y aurait donc pas de risque que Moscou soutienne l’indépendance de la Transnistrie et l’embrasse au sein de la Fédération russe, comme elle l’a fait avec la Crimée ?
Non, d’autant plus qu’à partir du moment où la Transnistrie ne serait plus rattachée à la République de Moldavie, cette dernière pourrait se réunifier avec la Roumanie, ce serait dans le domaine du possible. N’oublions pas que la République de Moldavie actuelle, sans la Transnistrie, a fait partie de la Bessarabie roumaine, et qu’il y aurait suffisamment de soutien, tant du côté moldave que du côté occidental, pour un rapprochement officiel. Comme ce fut le cas, par exemple, avec l’Allemagne de l’est qui a automatiquement intégré l’UE et l’OTAN après s’être réunifiée avec la RFA. Or, c’est bien ce que Moscou veut éviter. Craindre que la Transnistrie tombe entre les mains de la Fédération russe est infondé, c’est ne pas comprendre la stratégie géopolitique russe. Pour Moscou, le rôle de la Transnistrie est de bloquer le parcours euro-atlantique de Chişinău. Le Kremlin ne souhaite en aucun cas la réunification de la Roumanie avec la République de Moldavie, car cela amènerait l’UE et l’OTAN jusqu’au Niestre.
Les Moldaves se sentent-ils concernés par la Transnistrie ?
Pas vraiment, selon de récents sondages, 6 à 7% pensent que le sujet transnistrien est important. Mais s’il s’agit de fédéraliser la République de Moldavie, à ce moment-là il est très probable que les gens sortent dans la rue, comme ce fut le cas en 2003 lors de la présentation du mémorandum Kozak qui proposait une fédéralisation afin de résoudre le problème de la Transnistrie. Ceci étant, il semblerait que Chişinău et Moscou s’accorderaient pour une autonomie plus étendue de la Transnistrie, sans que celle-ci se sépare de la République de Moldavie. Dans les faits, on peut douter que cela puisse fonctionner. Il n’y a qu’à voir comment à Comrat (capitale de la Gagaouzie, ndlr), une petite ville sans ressources, Chişinău a été incapable d’interdire un référendum illégal sur l’indépendance de ce tout petit territoire. Alors imaginez à Tiraspol, qui possède une armée, une police, des troupes paramilitaires, et qui n’a jamais été sous le contrôle de Chişinău depuis 1990… Cela mettrait la République de Moldavie dans une situation encore plus fragile. Par ailleurs, en invitant les Transnistriens et les Gagaouzes aux élections générales afin qu’ils élisent leurs représentants respectifs, eux qui sont évidemment pro-russes, la République de Moldavie basculerait logiquement vers l’Est, l’alliance pro-européenne qui rassemble environ 50% de la population serait battue. Et avec la libéralisation des visas, combien de Moldaves quitteraient le pays…
« Les Russes sont peut-être un peu fous, mais ils sont loin d’être stupides ; ils veulent seulement garder le contrôle sur certains territoires, tout en dissuadant l’OTAN de les intégrer en son sein »
Quels sont les intérêts économiques de la Russie en République de Moldavie et en Transnistrie ?
Toutes proportions gardées, la République de Moldavie peut là encore être comparée à l’Ukraine. En Ukraine, l’est est plus urbain, plus riche, on y parle russe et la religion orthodoxe prédomine. A l’ouest, même si c’est là où se trouve la capitale Kiev, tout est plus rural, plus pauvre, on y parle l’ukrainien, la religion catholique est très présente, et la population est en général pro-occidentale. Pareillement, en République de Moldavie, l’est transnistrien est plus industrialisé, l’ouest est plus rural et pauvre. Les plus grands combinats industriels, liés aux complexes industriels russes, sont en Transnistrie. Dans ces deux pays, Moscou a choisi de développer la partie est, la partie russophone, celle où son emprise était déjà acquise. Stratégiquement, c’est surtout la Transnistrie qui est importante pour les Russes.
Région aussi connue pour ses trafics d’armes…
Il ne faudrait pas non plus diaboliser la Transnistrie ; des sociétés espagnoles ou italiennes y fabriquent des chaussures ou sont dans l’industrie textile. Chişinau parle effectivement de trafics d’armes, mais plusieurs missions d’experts de l’EUBAM (European Union Border Assistance Mission, ndlr) n’ont jamais rien trouvé. On sait qu’il y a eu des fabriques d’armes en Transnistrie, mais pour ce qui est des trafics, nous n’avons pas de preuves. Par contre, le blanchiment d’argent y est courant, et il concerne tant les hommes d’affaires russes, moldaves qu’ukrainiens.
Quelle devrait être l’attitude des autorités roumaines face à la crise ukrainienne ?
Théoriquement, la Roumanie devrait faire partie des prochaines négociations. Mais ce ne sera pas le cas, seuls les Etats-Unis, l’UE, la Russie et l’Ukraine y participeront. Je pense que le rôle de Bucarest est de prévenir des erreurs stratégiques, comme la fédéralisation, notamment concernant la République de Moldavie, même si celle-ci est dénommée « autonomie étendue ». Cela bloquerait le vecteur occidental dans la région. Et quand Bucarest s’insurge contre la façon dont sont traitées les écoles roumaines en Transnistrie, elle fait fausse route ; il n’y a pas d’écoles roumaines en Transnistrie, toutes les écoles sont sous l’égide du ministère de l’Education de la République de Moldavie. Et elles sont dénommées ainsi : écoles d’enseignement en caractères latins. Pourquoi ? Parce qu’en Transnistrie, la langue moldave est en alphabet cyrillique, et les deux autres langues officielles sont le russe et l’ukrainien. Le roumain y est considéré une langue étrangère, c’est du moldave en caractères latins, bref, c’est une langue étrangère. En République de Moldavie, le roumain a également été malmené. Jusqu’à récemment, le moldave en caractères latins n’était pas considéré comme étant du roumain, mais du moldave. Il aura fallu attendre une décision de la Cour constitutionnelle en automne dernier pour que le roumain soit reconnu comme étant la langue officielle de la République de Moldavie. On pourrait même dire que d’une certaine façon, vis-à-vis du roumain, Tiraspol est plus conséquent dans ses actes que Chisinau, car le cyrillique y prédomine.
La Roumanie n’aurait donc pas son mot à dire…
Elle devrait rester neutre, même si certains individus en Transnistrie voudraient que Bucarest s’implique davantage. Que ce soit face à la crise ukrainienne ou dans l’affaire des écoles de Transnistrie, cela n’est pas dans son intérêt. Notamment parce que cela accentuerait des tensions déjà fortes avec Moscou.
Revenons à la crise ukrainienne dans son ensemble et à ses implications internationales, comment jugez-vous les prises de position de l’Occident ?
Même s’ils sont aujourd’hui présents, les Etats-Unis ont laissé l’Union européenne s’occuper de cette frontière de l’est. A partir de 2008, quand au sommet de l’OTAN de Bucarest l’Ukraine et la Géorgie n’ont pas signé le PFP (Partnership for Peace, ndlr), Washington a d’une certaine façon abandonné la zone. Et il semblerait que ce soient la France et l’Allemagne qui aient refusé la signature. Ce fut une victoire pour la Russie, l’Ukraine n’allait pas formaliser ses relations avec l’Ouest. Il s’est passé la même chose au sommet de Vilnius, en novembre de l’année dernière, l’Ukraine est restée hors de l’espace européen, elle est restée un pays tampon, ce qui convient parfaitement à Moscou. Depuis l’échec de Vilnius, alors que Bruxelles avait promis à Kiev un rapprochement, le prestige de l’Union européenne s’est dégradé. D’autant qu’elle est toujours incapable de prendre des décisions communes rapides. Par ailleurs, je ne pense pas, malheureusement, qu’il y ait une position euro-atlantique unique. Si l’Allemagne est plutôt d’accord pour une fédéralisation de l’Ukraine, ce que veut Moscou, en vue notamment de créer une Europe de l’Atlantique au Pacifique, un espace économique où la Russie et l’Union européenne pourraient se retrouver – la fédéralisation de l’Ukraine et de la République de Moldavie servirait à cela –, les Etats-Unis ne veulent pas en entendre parler. Car de façon informelle, la Russie prendrait alors le contrôle de tous les pays frontières à l’est de l’Union européenne. Il va donc falloir attendre de voir comment l’UE va s’entendre avec Washington ; comme par le passé, c’est grâce à une entente américano-européenne que les choses ont pu avancer dans le bon sens pour les pays de l’Europe de l’est, que ce soit concernant l’OTAN ou l’extension européenne. De son côté, Moscou attend précisément de profiter d’un manque d’entente entre les puissances occidentales, tout en avançant ses pions sur le terrain.
Et de quelle façon…
Les Russes pensent en termes militaires, mais cela ne veut pas dire qu’ils comptent étendre davantage leur territoire ; ils agissent simplement en fonction de la réalité du terrain. En Crimée, les forces russes dépêchées depuis Sotchi ont été plutôt bien accueillies parce que la population dans son ensemble est pro-russe. Cette incursion n’a pas été correcte, elle bafoue les règles internationales, mais cela ne veut pas dire que Moscou a des prétentions territoriales insoupçonnées. Cela coûterait de toute façon trop cher. Je ne crois pas, en ce moment, qu’il soit raisonnable de penser que Moscou a l’intention d’étendre son intervention armée en Ukraine. La crise politico-économique en Ukraine, qui est très profonde et difficile à résoudre, joue en sa faveur. Moscou n’a pas besoin de conquête militaire en Ukraine, elle a juste besoin de la fédéraliser. Les Russes sont peut-être un peu fous, mais ils sont loin d’être stupides ; ils veulent seulement garder le contrôle sur certains territoires, tout en dissuadant l’OTAN de les intégrer en son sein.
* Lire le reportage « Bienvenue à Tiraspol » dans le numéro 64 de Regard.
Propos recueillis par Laurent Couderc (mai 2014).