Entretien réalisé le jeudi 12 mai en fin de journée, en roumain et par téléphone.
Rédacteur en chef du quotidien Libertatea, Dan Duca a une longue expérience dans la presse roumaine (Cotidianul, Antena3.ro, Realitatea TV et Gândul, entre autres). Spécialisé dans le domaine politique, il décrypte ici la chute de huit places de la Roumanie dans le dernier classement sur la liberté de la presse dévoilé par Reporters Sans Frontières (RSF)*…
Le pays occupe cette année la 56ème place du classement RSF, contre la 48ème en 2021, cela vous surprend-il ?
Difficile de ne pas voir que les choses se dégradent. Ici, je fais référence notamment aux pressions qu’exercent les autorités à l’encontre des journalistes ainsi qu’à la manière dont leur est bloqué l’accès à l’information. Il y a aussi les nombreux procès abusifs qui relèvent d’une forme d’intimidation. En ce qui concerne notre journal, un maire de secteur, Daniel Băluță – ancien maire du secteur 4 de la capitale, ndlr – a tout de même intenté des dizaines de procès contre Libertatea… Nous avons publié un calendrier de nos convocations devant la justice pour que les gens réalisent à quel point il est difficile de faire son travail dans ces conditions, c’est infernal. Tout cela pour des plaintes infondées et dont il a heureusement été déboutées. Heureusement, nous sommes une grosse rédaction… Enfin, il y a les menaces concrètes comme dans le cas de la journaliste Emilia Şercan qui pour la deuxième fois est victime d’abus. Elle a été menacée de mort ; un procès est d’ailleurs en cours dans lequel d’anciens dirigeants de l’académie de police sont impliqués. Et cela continue, notamment depuis la sortie de son enquête sur le plagiat du Premier ministre actuel.
Le contexte a donc bien empiré…
Il est sans aucun doute de plus en plus difficile de faire son métier. Les politiciens supportent de moins en moins le fait que la presse ait la volonté de mettre au jour certaines choses. Autre aspect : en dépit des enquêtes d’investigation sur le sujet mais aussi des décisions de justice claires à cet égard, certains partis n’acceptent toujours pas de rendre des comptes sur la manière dont ils injectent de l’argent public dans la presse. C’est un mode de blocage très net de la liberté de la presse. Et il s’agit de millions d’euros. Depuis qu’il a été décidé que les partis seront financés par l’État, sans sponsoring extérieur, les subventions ont constamment augmenté en dépit des déclarations des politiciens. Les partis continuent de pomper des millions d’euros, en permanence, peu importe que ce soit ou non dans le cadre d’une campagne électorale. Or, beaucoup de cet argent est utilisé pour financer la presse qui se garde bien de préciser qu’il s’agit de contenu sponsorisé. C’est un gros problème de fond.
Diriez-vous cependant que le public est plus exigeant ?
La Roumanie, et ce malgré les apparences, a profondément changé ces dernières années. Il existe une vraie volonté, au sein de la société civile, de refus face aux abus. Et, à ce titre, l’exemple de la résolution du dossier Colectiv** – intervenue le 12 mai, ndlr – illustre bien cette tendance ; la justice a fait son travail suite aux déclarations des familles des victimes. C’est le signe que la société dispose enfin d’anticorps qui réagissent. Pour revenir aux médias, je dirais que les standards de la presse ont évolué en phase avec ces changements. On a aussi vu l’arrivé d’une nouvelle génération de jeunes journalistes, avec un regard différent. Ils disposent d’un grand courage, j’admire cela. Et ils ne demeurent pas pris dans des carcans de groupes qui parfois handicapent la profession ; à ce niveau-là, ils sont décomplexés, ils font leur travail, point.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
* https://rsf.org/fr/classement
** Le 30 octobre 2015, l’incendie de la discothèque Colectiv à Bucarest a fait 64 morts et plus de 150 blessés. Le 12 mai dernier, les condamnations contre les responsables de ce drame ont été prononcées.