Entretien réalisé le lundi 9 mai dans la soirée, par téléphone et en roumain (depuis Oxford).
Nouvelle discussion avec Corneliu Bjola, professeur d’études diplomatiques à l’université d’Oxford, qui estime que la Russie et l’Ukraine sont toutes les deux intéressées par l’ouverture d’un second front de bataille…
Vladimir Poutine n’a pas déclaré la guerre, ni parlé de menace nucléaire dans son discours du 9 mai dernier commémorant la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. Il a plutôt incité à « défendre la patrie contre les menaces inacceptables de l’Otan ». Comment comprendre son discours ?
On pouvait effectivement penser que Poutine allait promouvoir une mobilisation générale, ou même annoncer une victoire. Mais de fait, la victoire, il ne pouvait pas l’annoncer ; la tentative de prendre Marioupol a, jusqu’à présent, échoué, et l’avancée de ses troupes est bloquée. Et il ne pouvait pas non plus motiver les Russes à la mobilisation générale ; dans un tel contexte, cela aurait voulu dire que le pays était effectivement en guerre. N’oublions pas non plus que Vladimir Poutine a consolidé son pouvoir sur la base de deux promesses. Premièrement, qu’il apporterait la prospérité ; s’il avait annoncé la guerre ou la mobilisation, il aurait dit aux Russes qu’une période de larmes et de sang les attendait. Le deuxième point est le respect international qu’il veut pour lui-même et pour la Russie, afin que le pays redevienne une grande puissance aux yeux du monde. Or, pour l’instant, c’est l’inverse qui se produit. Je pense qu’il tente de reporter certaines décisions. Poutine s’est lui-même isolé dans un coin dont il a de plus en plus de mal à sortir, et le temps presse, à son détriment, car l’Ukraine reçoit de plus en plus d’aide militaire de la part de l’Occident. Après avoir soigneusement cultivé, pendant des années, l’image d’un homme fort, le 9 mai dernier il semblait exactement le contraire. Il était faible, il avait une couverture sur lui… Ce genre de faiblesse, dans le système russe, est généralement pénalisé.
Toujours lors de cette commémoration du 9 mai, le général Valeri Guerassimov, chef des opérations spéciales en Ukraine, était absent de la tribune officielle. Quelle est la situation au sommet de l’État russe ?
Des tensions apparaissent. L’absence de Guerassimov est difficile à expliquer, d’autant que le Kremlin voulait envoyer un message d’unité. S’il était venu au défilé, Guerassimov aurait montré que tout est sous contrôle, comme le veut la version officielle. Il est également possible qu’il ait été blessé au front. Ou bien, il a été mis de côté. Des rumeurs similaires ont visé le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Si elles sont confirmées, c’est mauvais signe, cela voudrait dire que Poutine est en train de se débarrasser d’hommes proches en qui il a eu confiance pendant plus de dix ans, et ce afin de les remplacer par des personnages beaucoup plus radicaux, tel le chef du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev.
Y a-t-il un risque que la guerre s’étende au-delà des frontières de l’Ukraine ?
Petite parenthèse, je voudrais mentionner que le contraste entre le président ukrainien Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine est tout à fait saisissant. D’un côté, il y a un jeune, Zelensky, qui est partout et n’arrête pas de diffuser des discours très bien calibrés. De l’autre, un vieux, qui est assis sur sa chaise avec une couverture… Pour revenir à votre question, selon moi, tant l’Ukraine que la Russie souhaitent un deuxième front de combat, en l’occurrence en Transnistrie – enclave pro-russe de la Moldavie qui s’est auto-proclamée indépendante en 1991, ndlr. D’ailleurs, suite aux récentes explosions dans ce petit territoire, les Russes accusent les Ukrainiens. Dans le Donbass, les deux pays sont coincés, ils n’ont aucun moyen de sortir de cette situation. Les Ukrainiens espèrent aussi que de nouveaux approvisionnements en armes occidentales les aideront à passer à l’offensive en juin. Et ils ont demandé le soutien des Géorgiens.
De leur côté, les Russes ont de gros problèmes non seulement avec leur armement conventionnel, mais aussi avec leurs soldats. Si Poutine reconnaissait que le pays est en guerre, il lui serait plus facile de recruter des soldats qui suivraient les ordres. Aujourd’hui, les militaires russes quittent leur poste lorsqu’ils considèrent que les ordres reçus ne sont pas les bons. Ceci étant, un second front conduirait à une instabilité accrue. Par ailleurs, ce qui se passe en république de Moldavie n’est pas encourageant. Le Parti communiste a défilé le 9 mai en arborant la lettre « Z », la croix gammée de Poutine ; cela montre que la société là-bas comprend des clivages qui peuvent être exploités.
Pour terminer, je dirais que Vladimir Poutine est désormais confronté à une décision cruciale. Il essaie de sauver son régime tout en faisant avancer la guerre, mais cela risque d’affecter la société russe jusqu’à ce que, à un moment donné, des fissures se produisent qui pourraient l’écarter du pouvoir. Enfin, le plus grand dilemme de Poutine est probablement qu’il ne sait pas comment persuader l’Occident de cesser de soutenir l’Ukraine.
Propos recueillis par Carmen Constantin.