« Amalipe » signifie amitié en rom. C’est aussi le nom d’une ONG spécialisée dans le dialogue interethnique basée à Veliko Tărnovo, en Bulgarie. Regard est allé à sa rencontre et s’est immergé au sein de plusieurs communautés roms de la région.
C’est à Veliko Tărnovo, situé à un peu plus de 100 kilomètres au sud de la frontière roumano-bulgare, que se trouve le quartier général de l’ONG Amalipe. La ville de 70 000 habitants est célèbre pour ses jolies maisons balkaniques entassées à flancs de colline et pour son « Tsarevets », sa forteresse située en centre ville et symbole de la gloire du Second Empire bulgare. On y admire soi-disant le plus beau spectacle son et lumière du pays. L’ONG reçoit un samedi matin dans un café. Amalipe emploie 76 personnes dans tout le pays, faisant de la connaissance du terrain sa force.
« Beaucoup de gens de l’ONG sont roms, moi y compris, commence Deyan Kolev. Amalipe est présente dans six villes universitaires de Bulgarie, comme Veliko Tărnovo. Nous avons également implanté des centres communautaires dans onze municipalités et travaillons avec 170 écoles. Le but est de valoriser la culture rom auprès des enfants roms eux-mêmes, mais aussi auprès des Bulgares », précise Deyan. En point de mire également, l’abandon scolaire. Une réalité pour beaucoup d’enfants roms en Bulgarie.
Après le centre ville, direction le bas de la colline, aux abords de la rivière Yantra qui s’enroule au pied de Veliko Tărnovo. Les maisons tapissent la colline d’en face au milieu d’une végétation luxuriante en ce printemps pluvieux. Précisément au bord de la rivière, l’équipe Amalipe est en train de ramasser des déchets. Radoslav, de l’ONG, présente le site et les bénévoles… « Aujourd’hui, c’est la journée « Let’s clean Bulgaria for a day ». Du coup, nos bénévoles de Youth is tolerance sont venus filer un coup de main. La plupart sont des étudiants, roms principalement. D’ordinaire, ils travaillent à combattre les clichés et le racisme auprès des jeunes. »
Aujourd’hui, il s’agit plutôt de jouer aux équilibristes entre bord de rivière boueux et amas de déchets coincé entre les arbres. Les plus courageux envisagent d’aller enlever un gros pneu au pied du pont. « On ne voit que lui », glisse en souriant l’un des plus téméraires. Mais le pneu attendra, il y a du courant aujourd’hui. Radoslav recadre la conversation : « En Roumanie, on sait par exemple qu’il y a des quotas pour les Roms à la faculté. Ce n’est pas le cas ici. Il y a donc très peu d’étudiants roms, et on n’a pas non plus de représentant au Parlement. » Les Turcs, eux, ont beaucoup plus de poids que les Roms dans la société bulgare, ils sont 700 000, soit environ 10% de la population. Radoslav se souvient… « Pour vous faire une idée, pendant longtemps, les Turcs ont eu un journal télévisé sur la première chaîne bulgare, en langue turque, juste après le JT en bulgare. »
Les Roms sont le troisième plus important groupe ethnique de Bulgarie – environ 5% de la population – après les Bulgares et les Turcs ; soit plus de 300 000 officiellement. Amalipe table davantage sur 500 000. « Les chiffres officiels sont trompeurs, explique Deyan. Il est difficile de les recenser puisque certains Roms musulmans notamment préfèrent se déclarer turcs. »
« En Roumanie, on sait par exemple qu’il y a des quotas pour les Roms à la faculté. Ce n’est pas le cas ici. Il y a donc très peu d’étudiants roms, et on n’a pas non plus de représentant au Parlement »
Arrive la benjamine du groupe, tout sourire ; Romelia a 20 ans et est coordonnatrice régionale pour les activités jeunesse… « J’interviens dans les villages du coin pour parler de tolérance ainsi que de prévention en matière de santé et de maladies sexuellement transmissibles comme le Sida. Tout cela dans les écoles, après les cours. Cela marche bien car c’est plus facile pour les 15-24 ans de dialoguer de ces choses-là avec quelqu’un comme moi qu’avec leurs professeurs », argumente la pétillante jeune femme qui de 16 à 18 ans était bénévole chez Amalipe. Depuis deux ans, elle est embauchée. Le programme d’Amalipe est soutenu par le ministère de la Santé ; l’ONG est la seule structure de la région à se pencher sur ces problématiques.
A une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Veliko Tărnovo, Kamen, se trouve un centre communautaire. Village de 1 500 habitants, Kamen est composé à 60% de Bulgares, 13% de Roms et 8% de Turcs. On y retrouve Tunay Tatarov qui est de l’ethnie Millet *. « Les Millets sont les Roms les plus nombreux en Bulgarie, souligne Deyan Kolev. Ils sont 250 000 et se perçoivent comme turcs avant tout. »
Tunay Tatarov s’occupe du centre monté par Amalipe dans le village. Il n’y a pas de mosquée à Kamen, les Millets sont obligés de se rendre au village d’à côté. Le contexte économique et social n’est guère reluisant. Le petit bureau mis à disposition par la mairie est situé au rez-de-chaussée d’un bâtiment communiste en piteux état. Pour Tunay, les besoins matériels sont énormes dans son village. « La principale occupation pour les hommes repose sur la coupe du bois. La paye est maigre : 30-40 leva par jour (environ 15 euros, ndlr). Et puis surtout, c’est un travail très difficile. » Tunay est l’un des premiers contactés par la mairie lorsqu’une offre d’emploi pointe – rarement – le bout de son nez. Difficile dans ce contexte de motiver les enfants à aller à l’école… « Je fais du porte-à-porte régulièrement. Je contribue à maintenir la paix sociale et je fais aussi de la prévention. »
Petit tour du village, puis visite chez Krasi Nozharya – littéralement « l’homme au couteaux ». Krasi est rom chrétien et a sa maison non loin du centre. Pour Radoslav, « l’un des combats d’Amalipe est de lutter contre ce processus très puissant d’assimilation des Roms et de leur culture en Bulgarie. C’est pourquoi il est primordial que certains comme Krasi continuent d’exercer des métiers traditionnels ». Krasi est coutelier, et la demande a l’air substantielle. « Les gens du coin utilisent beaucoup les couteaux pour couper l’herbe, notamment près des rivières lorsqu’ils vont pêcher. Je vends aussi à des magasins », explique-t-il.
« L’un des combats d’Amalipe est de lutter contre ce processus très puissant d’assimilation des Roms et de leur culture en Bulgarie »
Le petit couteau est à 10 leva, soit environ 5 euros. « J’ai un chiffre d’affaires de plus ou moins 2 500 euros par mois. Mais c’est dur car les matières premières coûtent beaucoup d’argent, j’en ai bien pour 1 700 euros, poursuit Krasi. Ce qui reste couvre les frais en eau, en électricité, en nourriture, etc. C’est moi qui nourris toute la famille. » Son frère et son neveu, de passage, racontent qu’ils travaillent dans la construction. Et expliquent fièrement comment se font les maisons bulgares, en superposant pierres en bas et briques au-dessus. Pour eux non plus, le travail ne semble pas manquer. A noter qu’Amalipe organise en juin un festival baptisé « Open heart » regroupant artisans de la région afin qu’ils puissent exposer leurs produits et les vendre.
Radoslav et l’équipe d’Amalipe conduisent enfin jusqu’à un autre centre communautaire, situé à Vinograd, petit village de 550 habitants, à une trentaine de kilomètres au nord de Veliko Tărnovo. On y travaille la terre et vit de petits boulots en fonction des saisons. Il n’est pas rare que certains de ces habitants partent en Europe de l’Ouest pour travailler dans la construction. Ici, c’est la communauté rom des Rudari qui est la plus nombreuse. Les Rudari sont venus de Roumanie il y a plusieurs siècles, et seraient environ 100 000 en Bulgarie.
Niculina Nicova est la modératrice Amalipe au sein de la communauté. La conscience d’être rudari est ici très forte : « Nous sommes venus il y a longtemps. Nos ancêtres étaient esclaves dans les monastères de Valachie et des Carpates. On leur faisait travailler les métaux et l’or. On a aussi été dresseurs d’ours » , explique fièrement Niculina dans un roumain mâtiné d’archaïsmes. Dans la communauté, c’est la langue parlée. Elle montre son bureau au dernier étage d’un bâtiment là encore vétuste, situé sur la place du village. « Je m’occupe des enfants, nous faisons du théâtre, du dessin et de la couture, activités que j’essaie de lier à nos traditions. Vous pouvez voir ici les mărţişoare que les enfants ont conçus », dit-elle en montrant les œuvres de « ses petits ».
Là encore, Niculina est davantage un relais de l’ONG sur le terrain, notamment auprès des écoles afin de limiter l’abandon scolaire. Mais il est difficile de faire des miracles. Son centre accueille tous les jours 20 enfants. Aujourd’hui, pour la journée de grand ménage national, ils ont nettoyé la place principale. Cette dernière est aussi investie par des ouvriers, la mairie ayant reçu des fonds européens pour refaire le parc au cœur du village. Radoslav précise plus loin… « Ce bâtiment est un ancien centre culturel de l’époque communiste. C’est vieillot, bien sûr, mais c’est tout ce que l’on trouve par ici. Et puis c’est quand même bien de faire revivre ces lieux, il y a de l’espace et une vraie scène de spectacle. »
* Il y aurait une soixantaine de sous groupes de Roms en Bulgarie, déterminés en fonction des modes de vie, de la langue, de l’artisanat, des pratiques résidentielles et des formes d’endogamie. Cinq grands groupes émergent: les Kalderash (en langue romani), au nombre de 40 000, nomades et venus de Roumanie ; les Roms chrétiens ; les Roms musulmans qui parlent turc ou romani mais se perçoivent avant tout comme roms ; les Rudari qui viennent de Roumanie et parlent roumain ; et, enfin, les Millets qui eux parlent turcs.
Benjamin Ribout, envoyé spécial à Veliko Tărnovo (mai 2014).