Entretien réalisé le mercredi 17 avril dans la matinée, par téléphone et en français (depuis Obernai, France).
Docteur en histoire contemporaine et auteur de plusieurs ouvrages sur les prisonniers de guerre, Christophe Woehrle évoque son combat pour identifier les soldats roumains capturés par les Allemands durant la Première Guerre mondiale. Contraints de travailler derrière la ligne de front, près de 3000 d’entre eux sont morts de froid, de faim ou de mauvais traitements, et enterrés en France…
Comment est né votre intérêt pour le destin des prisonniers de guerre roumains ?
J’ai découvert les tombes des prisonniers de guerre roumains en Alsace il y a plus de quarante ans. J’étais jeune enfant, j’avais 13, 14 ans, et j’accompagnais mon arrière-grand-père qui avait combattu durant la Première Guerre mondiale et allait régulièrement au cimetière de Soultzmatt* pour se recueillir. C’est là que j’ai découvert que beaucoup de Roumains étaient enterrés chez nous, en Alsace, et je ne comprenais pas pourquoi. Plus tard, quand j’ai repris mes études d’histoire, j’ai voulu savoir quelle était la raison de leur présence ici.
* Sur ce cimetière : https://journals.openedition.org/cher/15356
Vous vous êtes donc attaché à retracer leur histoire, à les identifier…
Oui, j’ai démarré mes recherches et je me suis rendu compte que beaucoup de tombes avaient des noms qui étaient orthographiés bizarrement, souvent parce que c’étaient des Allemands qui les avaient écrits et l’avaient fait phonétiquement. Comme j’avais commencé à m’intéresser à la langue roumaine, j’ai rapidement compris que si des familles recherchaient un arrière-grand-père décédé en Alsace, elles avaient peu de chance de le retrouver. J’ai alors décidé de vérifier le vrai nom de la victime pour chaque tombe, son identité, son acte de naissance, etc., afin de savoir qui était la personne enterrée. J’ai également réussi à identifier tous ceux qui étaient enterrés en soldats inconnus – grâce au numéro de matricule inscrit sur la croix et dans les archives, ndlr –, très nombreux, malheureusement. Désormais, ils ont tous un nom et, cent ans après, une famille peut enfin se recueillir auprès d’un aïeul reposant en Alsace. Sur environ 2900 prisonniers roumains, au moins 2700 sont définitivement identifiés – 2344 d’entre eux sont enterrés en Alsace et en Lorraine, ndlr. Y compris ceux jetés dans des fosses communes. Certains historiens avaient déjà travaillé sur le sujet, dont le colonel Jean Nouzille – auteur, entre autres, d’un ouvrage intitulé Le calvaire des prisonniers de guerre roumains en Alsace 1917-1918, ndlr – qui pensait que les archives allemandes avaient été détruites. Or, ce n’est pas le cas, ces archives existent, et c’est grâce à elles, comparées à celles du Comité international de la Croix rouge, à des archives municipales chez nous, en Alsace, et à des archives roumaines, que j’ai pu faire un travail absolument complet d’identification quasi certaine de toutes les victimes.
Vous avez par la suite cherché à retrouver et à contacter leurs descendants…
Les travaux d’identification se sont achevés en 2022, et j’ai commencé à écrire mes premiers articles il y a à peu près deux ans. Mes travaux n’ont pas encore été publiés en Roumanie, c’est ce que je cherche à faire pour que chacun puisse remonter la trace de ces anciens prisonniers. À ce jour, j’ai découvert une famille à Craiova, les Maciuca, dont un arrière-grand-père avait été enterré anonymement. Leur histoire m’a beaucoup ému. J’avais lancé des messages sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que l’arrière-petit-fils me contacte ; il a été extrêmement touché de découvrir enfin où repose son arrière-grand-père. J’ai aussi identifié deux nouvelles familles à Alexandria, et encore une autre, toujours via les réseaux sociaux. C’est le début, tout est à faire, j’ai besoin des médias et du soutien des institutions roumaines pour diffuser mon travail. L’autre chose qui m’émeut particulièrement est qu’il y a, dans les cimetières d’Alsace, plusieurs soldats roumains de confession musulmane enterrés sous des croix chrétiennes. Cela me dérange, j’essaie qu’on leur attribue une tombe musulmane. Ce serait la moindre des choses. Voilà tout ce qui me touche dans cette démarche, essayer de rendre leur nom et leur dignité à tous ces prisonniers, que les familles sachent ce qu’il s’est passé il y a plus de cent ans, et qu’elles puissent retrouver les leurs.
Propos recueillis par Mihaela Rodina.