Bogdan Voicu est sociologue et chercheur à l’Institut de recherche sur la qualité de vie. Dans cet entretien, il analyse, entre autres, la réaction des Roumains face à la crise actuelle…
Comment les Roumains vivent-ils cette crise sanitaire ?
Plus ou moins de la même façon qu’ailleurs. D’un côté, elle nous a permis d’expérimenter un développement inattendu, avec une accélération de la numérisation et davantage de flexibilité dans le travail. En temps normal, ces phénomènes auraient été beaucoup plus lents. Ceci étant, travailler depuis son domicile génère aussi des difficultés, notamment pour ceux qui n’en avaient pas l’habitude ; les journées de travail se rallongent, ce qui génère un risque élevé de dépression ou de grande fatigue. Pour les plus jeunes, il a fallu s’adapter à l’enseignement en ligne, cela n’a pas été simple pour beaucoup de foyers. Le sous-financement chronique du système éducatif n’a d’ailleurs rien arrangé. Dans un tel contexte, les plus touchés sont ceux qui étaient déjà en difficulté avant la crise, et il est peu probable qu’ils arrivent à sortir la tête de l’eau à moyen terme.
Vous avez travaillé sur les valeurs des Roumains. Quelles sont-elles ?
La Roumanie est un pays plutôt traditionnel, le fait religieux est plus fort que dans la plupart des pays européens, il y a un normativisme accentué, et on observe une tendance à opter pour les modalités disons habituelles plutôt que d’essayer de nouvelles choses. Il y a ici beaucoup plus de rigidité que dans le reste de l’Europe, les gens ont aussi moins confiance en eux et dans les autres. Et quand la société est confrontée à une situation de crise prolongée, une accentuation de ces caractéristiques s’opère, on voit un retour plus prononcé encore vers les valeurs traditionnelles, des valeurs qui garantiraient une soi-disant stabilité du point de vue de l’autorité comme de l’organisation de la communauté. L’une des conséquences les plus visibles est le vote pour les extrêmes et la montée d’une attitude assez clairement exprimée contre les immigrants d’une part, mais aussi contre les émigrés, ceux qui ont quitté le pays. La pandémie a renforcé ce phénomène de rejet, on a pointé du doigt les étrangers, les Roumains vivant à l’étranger inclus, rendus coupables d’avoir amené le virus en Roumanie.
Vos recherches se sont notamment penchées sur le système éducatif roumain. Êtes-vous optimiste pour la Roumanie de demain ?
Curieusement, la génération née après les années 1990 s’est récemment montré moins progressiste qu’on aurait pu le croire. Il y avait eu un renouveau avant la pandémie, nos études avaient révélé que les jeunes étaient plus ouverts, un peu plus éduqués, moins religieux que leurs aînés et qu’ils avaient davantage confiance en eux et dans les gens. Mais il est possible que la pandémie ait provoqué un retour en arrière. Surtout, au-delà de la crise actuelle, l’un des principaux problèmes qui touche notre jeunesse concerne, à mon sens, le regard exagérément positif que la société roumaine porte vis-à-vis de ceux qui partent du pays. De façon générale, ils sont issus des familles les plus aisées, ce sont les mieux éduqués. Alors que ceux qui restent ne sont pas forcément vus comme pouvant faire partie des meilleurs. Cette façon de juger nos jeunes pourrait avoir de graves conséquences.
Propos recueillis par Sylvain Moreau.