Que se passe-t-il dans les rues de Kiev aujourd’hui ? Quel est son quotidien ? Fin septembre, au bouclage de ce numéro, la guerre à l’est de l’Ukraine n’était pas terminée. Les milices pro-russes bataillaient toujours contre l’armée loyaliste. Mais dans la capitale, même si les signes du conflit sont là, le calme prédomine. De jour comme de nuit, Kiev est une grande ville comme les autres.
Sur le plateau d’une émission de grande écoute de la télévision ukrainienne, l’atmosphère est tendue. Plusieurs invités débattent de la situation dans l’est du pays : « terroristes », « invasion », « souveraineté », « tanks »… La thématique de la guerre domine. Avant que le présentateur demande le silence ; les résultats du référendum écossais viennent de tomber donnant la victoire aux unionistes. Il sera brièvement commenté. En Ukraine, au soir de ce vendredi 19 septembre, on est en guerre. Depuis avril, les combats entre les milices pro-russes des régions de Donetsk et Louhansk et l’armée loyaliste ukrainienne ont fait plus de 3 000 morts. Et malgré les nombreux cessez-le-feu et le retrait progressif des pièces d’artillerie, la situation à la fin du mois de septembre restait incertaine.
Quelques heures plus tôt, place Maïdan, dans le centre de Kiev. Un soleil doux accompagne des promeneurs qui passent devant le grand obélisque, là où tout a commencé, là où furent filmées les premières images de l’insurrection, mondialement diffusées. En février dernier, suite au refus de l’ancien président Viktor Ianoukovitch de signer un accord d’association avec Bruxelles, le régime tombait sous la pression populaire. Après la « révolution orange » de novembre 2004 qui évinça une première fois du pouvoir ce même Viktor Ianoukovitch, les Ukrainiens faisaient de nouveau entendre leur voix, affrontant pendant trois mois les forces de l’ordre. La place Maïdan de Kiev, ou place de l’Indépendance, fut le centre névralgique de cette bataille qui a mobilisé environ 500 000 personnes, fit plus de 80 victimes, et s’est désormais déplacée à la frontière orientale du pays. Avec de nouveaux enjeux mais une même ligne d’affrontement : se rapprocher de la sphère d’influence russe, ou pas.
Dans la capitale, on reste évidemment marqué. Des photos de l’insurrection de février et de l’armée loyaliste combattant à l’est ont été imprimées sur de grands panneaux d’environ trois mètres de hauteur disposés sur le parvis principal de Maïdan, juste devant l’obélisque. De l’autre côté de l’avenue Khrechtchatik qui traverse la place, deux bâches immenses dessinées d’un paysage bucolique, des oiseaux, de la vigne, cachent l’un des bâtiments incendié pendant l’hiver. Avec une inscription démesurée : « Gloire à l’Ukraine, gloire à nos héros ! ». Pas de regroupement particulier, seuls quelques jeunes gentiment marginaux jouent du tam-tam. La circulation est fluide. Deux jours plus tard, le dimanche, un grand écran retransmettra la marche de Moscovites dénonçant l’attitude trop belligérante du Kremlin vis-à-vis de son voisin ukrainien. Mais il y aura peu de spectateurs, ce sera un jour de pluie.
« Il n’y a pas d’impulsivité ici, je dirais même qu’on y bénéficie d’une atmosphère presque méditerranéenne, le rythme est plutôt lent, souligne l’écrivain ukrainien né à Saint-Pétersbourg Andreï Kourkov, qui s’est souvent inspiré de Kiev dans ses ouvrages. Depuis le début des années 2000, on se sent vraiment dans une ville européenne civilisée. Dans les années 1990, elle était sous l’emprise des mafias et il y avait beaucoup plus de corruption. » L’homme est pressé, renommée oblige, mais prend le temps de parler de sa ville… « Pendant les affrontements de cet hiver, la vie suivait son cours dans les rues proches de Maïdan. Il y avait de temps en temps quelques groupes de jeunes qui scandaient leur ralliement aux insurgés, mais c’est tout. Ce n’est que la nuit que des bandes brûlaient des voitures afin de remonter les gens contre les manifestants, mais cela n’a pas marché. »
Cette ambiance plutôt paisible est perceptible, malgré la guerre à l’est. Et même si des images ou des mots reviennent rappeler l’actualité à chaque coin de rue. Les panneaux publicitaires sont souvent utilisés par les autorités pour mettre en exergue les actions courageuses de l’armée loyaliste ; en alternance avec le portrait de l’ancien champion du monde de boxe Vitali Klitschko, figure des manifestations anti-Ianoukovitch, et maire de Kiev depuis le 25 mai dernier – l’actuel président ukrainien pro-occidental Petro Porochenko a été élu le même jour.
Les treillis militaires sont présents, mais en petit nombre, et le drapeau ukrainien flotte parfois aux vitres des voitures. Sur l’avenue Khrechtchatik qui part de Maïdan, les boutiques de mode se suivent avant d’arriver à la grande halle avec ses fruits, légumes et divers produits parfaitement disposés. Sur une petite place, un groupe de danseurs hip-hop fait une démonstration ; les passants sourient, s’arrêtent, applaudissent. Les bâtiments des avenues rappellent la période soviétique, dans le plus pur style stalinien. Mais dans les rues adjacentes, les façades sont de tendance classique, parfois peintes en vert pâle, bleu ou rouge. Quant aux blocs d’immeubles, ils sont plutôt du côté est du fleuve Dniepr qui divise la ville en deux. Une capitale vallonnée avec de nombreux espaces verts, et où de beaux châtaigniers longent les rues.
En descendant près du fleuve, à environ deux kilomètres de Maïdan, se trouve Podil, l’ancien quartier juif. L’écrivain Mikhaïl Boulgakov y vécut une partie de son adolescence, au numéro 13 de la rue Saint-André, maison cossue devenue musée. Aujourd’hui, c’est le quartier un peu bohème, des jeunes y tiennent des petits cafés décorés simplement mais avec goût. « Nous n’avons pas d’addition ici, vous donnez ce que vous voulez, dans ce pot, juste là », explique gentiment la serveuse d’un bistrot situé à l’angle d’une vieille bâtisse décrépie mais toujours noble. Dans le coin, un couple fume le narguilé, une touche orientale que l’on retrouve dans la plupart des bars et restaurants de Kiev. Même si la ville est évidemment slave, qu’on y parle ukrainien et surtout russe.
Entre les jeunes de Podil, les conversations rejoignent celles d’autres jeunes, d’autres grandes villes. Mais la situation à l’est reste néanmoins omniprésente. « J’ai dit à mes amis russes qu’ils étaient les bienvenus à Kiev, mais je n’ai pas l’intention d’aller en Russie ou en Crimée, en tout cas pas avant longtemps », explique Illia en buvant tranquillement son café. Aucune agressivité dans la voix de ce jeune trentenaire passionné de photos, mais de la résignation. « C’est comme si vous étiez malade et que votre voisin en profite pour voler des choses chez vous », ajoute-t-il. A côté de lui, Svetlana, jeune avocate, semble davantage désemparée… « J’ai un appartement en Crimée, au bord de la mer Noire, mais maintenant que la région appartient aux Russes, je n’ai plus envie d’y aller, je ne sais pas quoi faire. »
Le soir tombe sur Podil, mais le quartier reste animé. Bientôt, la bière et la vodka remplaceront les chocolats chauds. Une autre ville se réveille.
Kiev, la nuit
Dans une rue qui remonte la colline depuis Maïdan, bars et restaurants se touchent, chacun savamment illuminé. A l’intérieur de l’un d’eux décoré dans les tons marrons avec quelques touches de couleurs vives, l’ambiance est plutôt chaude. Il est 22 heures. Les cocktails au bar se succèdent, des serveurs très « à la mode » déambulent entre les tables. Il y a même un DJ, près du bar. Un groupe de trois jeunes filles dansent langoureusement sur sa musique électro jazz. Vers minuit, la salle s’agite, certains ont décidé de continuer la soirée ailleurs.
Place Bessarabka, à quelques encablures de Maïdan. C’est ici que la nuit kiévoise va prendre toute son ampleur. Plusieurs boites de nuit situées au cœur d’une grande galerie marchande accueillent les noctambules. L’une d’elles est à ciel ouvert, entouré d’immenses toiles blanches en forme de voiles. Mais c’est à l’entrée du passage que se trouve l’endroit le plus prisé, au onzième étage d’un grand immeuble. Pas facile de passer la barrière des videurs ; jusqu’à ce que l’un d’eux, un Ukrainien d’origine camerounaise, se montre enfin sympathique.
Une heure du matin. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur « le » club de Kiev. Le lieu n’est pas très grand, une vingtaine de tables entourent la piste de danse. A l’autre bout de la salle principale, une petite terrasse domine le centre ville, avec un second bar et un second DJ. L’ambiance est électrique, la musique électronique. Quant à la présence féminine, elle est explosive, beaucoup de mannequins, semble-t-il. Les hommes, un peu plus discrets, sont surtout là pour payer la table : de 400 à 600 euros, un forfait qui permet d’être servi en alcool, plats chauds et fruits jusqu’au petit matin.
Antonio est un habitué du lieu. Ingénieur espagnol travaillant pour une société de construction, il vadrouille entre Kiev et Tbilissi, en Géorgie. Et a aussi vécu à Bucarest pendant plusieurs années. « L’endroit n’est pas très grand car peu peuvent se permettre ce genre de soirée. (…) L’économie souffre à cause de la crise avec la Russie, la monnaie (la grivna, ndlr) a subi une dévaluation de 80% en quelques mois. Mais bientôt cette ville et ce pays vont connaître un boom similaire voire plus important qu’en Roumanie », assure-t-il, lucide malgré l’heure qui tourne, et les boissons. « Plusieurs quartiers de Kiev n’ont plus l’eau chaude à cause des coupures de gaz de Gazprom (le géant énergétique russe, ndlr). Chez moi, j’ai une centrale indépendante, mais sinon… ».
Difficile d’imaginer que l’eau chaude est un problème au quotidien au milieu de cette nuit plutôt torride. Et que le salaire moyen en Ukraine ne dépasse pas 200 euros. Cinq heures du matin. Le club reste bien rempli. Passe un plateau de brochettes de viande grillée accompagné d’une bouteille de Cognac avec cinq grands verres ballon. La commande est pour une table un peu en retrait, où un homme petit et gros fume le cigare, entouré de quatre superbes jeunes femmes et d’autres acolytes. Sans doute la Ferrari garée à l’entrée, peinte couleur camouflage, lui appartient. Six heures et demie. Sur la petite terrasse, les premiers rayons de soleil effacent doucement les spots du club. La musique est moins rythmée, les derniers clients prennent la sortie bruyamment, certains en titubant.
Maïdan au petit matin. La place est silencieuse, émouvante et majestueuse. Plus qu’en pleine journée, on ressent davantage ce qu’elle a vécu. A l’esprit, les mots de cette jeune Ukrainienne à l’anglais impeccable, Anna, rencontrée la veille… « Cela m’a touchée de voir que beaucoup de pays de l’Ouest étaient avec nous. L’Ukraine est européenne, nous avons besoin de votre soutien. »
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Sur elle
Capitale et plus grande ville d’Ukraine
Population : 3 millions (bien que les Kiévois disent qu’ils sont 5 millions)
Superficie : 840 km2
Latitude : un peu plus au nord de Prague
Longitude : entre Istanbul et Ankara
Langues : ukrainien et russe, principalement
Température minimale moyenne : – 7 degrés (janvier, février)
Température maximale moyenne : 25 degrés (juillet, août)
Laurent Couderc à Kiev (octobre 2014).