Selon l’organisation Transparency International, la Bulgarie est le pays européen le plus corrompu. Les élections de dimanche dernier offrent néanmoins un peu d’espoir. Décryptage avec Anna Krasteva, professeure de sciences politiques à la New Bulgarian University de Sofia…
Comment expliquez-vous qu’un petit parti, « Continuons le changement » (1), ait pu gagner les élections parlementaires ?
La nouveauté est son plus grand atout, il porte le message du changement. Mais le premier facteur fut surtout les grandes manifestations de l’année dernière, quand beaucoup de jeunes Bulgares se sont mobilisés contre la corruption et ont demandé la démission du Premier ministre de l’époque, Boïko Borissov, qui incarne un modèle de corruption, et le procureur général qui ne lutte pas contre la corruption. Plus de 60% de la population a soutenu cette mobilisation. Le second facteur concerne ce que j’appelle le triangle du changement, et qui comprend trois piliers : les citoyens actifs dans les rues, les élites intellectuelles bulgares qui, malgré leur individualisme, ont signé une lettre de soutien aux manifestants, et un élément extérieur… La Commission européenne, qui avait publié un rapport très critique sur l’état de la Justice, ainsi que les États-Unis, avec les révélations de la loi Magnitski (2) sur les oligarques. Le troisième facteur, c’est le désir de changement. En moins d’une année, trois nouveaux partis ont été créés, avec des profils différents, à l’image des citoyens qui ont manifesté. Ces formations reflètent une vraie pluralité d’opinions, avec un dénominateur commun : lutter contre la corruption. Le quatrième facteur, c’est le charisme de ce double leadership du parti « Continuons le changement », Kiril Petkov et Assen Vassilev. Enfin, dernier facteur, la volonté de réussir ce que les autres Parlements élus n’ont pas réussi – il n’y a eu que des gouvernements intérimaires depuis presque un an –, c’est-à-dire construire une majorité. Nous avons fortement besoin de stabilité, car il y a plusieurs crises qui s’accumulent, la crise sanitaire, la crise économique, la crise énergétique, la crise dans l’éducation suite aux mesures anti-Covid, etc.
(1) Le parti « Continuons le changement » a été créé par l’ancien ministre de l’Économie Kiril Petkov, et Assen Vassilev, ancien ministre des Finances. Tous deux ont notamment étudié à l’université de Harvard.
(2) Loi de 2012 adoptée par le Congrès américain sous la présidence de Barack Obama, appliquant des sanctions financières et des interdictions de visa contre les fonctionnaires et oligarques russes soupçonnés d’être impliqués dans le décès, en 2009, de l’avocat Sergueï Magnitski, symbole de la lutte contre la corruption du système politique en Russie.
La scène politique reste fragmentée. Quelles sont les formules possibles qui pourraient assurer une majorité ?
La formule était déjà claire lors des précédentes élections, mais elle n’a pas pu se concrétiser. Il y a trois partis qui visent un renouveau. D’abord, ce nouveau parti, « Continuons le changement », puis le parti du chanteur et vedette de télé Slavi Trifonov. Et enfin le parti La Bulgarie démocratique. Il y avait un quatrième parti dans la même mouvance, mais il n’a pas passé le seuil électoral. Ces trois forces politiques doivent maintenant coopérer pour former un gouvernement. Néanmoins, l’ensemble de leurs suffrages ne suffit pas pour créer une majorité, il va falloir coopérer avec un autre parti, sans doute les socialistes du BSP.
Comment le slogan « zéro corruption » pourra-t-il se traduire en réformes authentiques ?
C’est la question fondamentale. Sur les trente dernières années de développement post-communiste, on a vécu deux transitions. La première fut le développement et la consolidation d’une corruption endémique et systémique. La seconde transition fut celle d’une corruption systémique au « State capture », à l’État capturé, quand les intérêts privés gouvernent l’ensemble du pays. Aujourd’hui, la Bulgarie est le pays le plus pauvre et le plus corrompu de l’Union européenne. Dans ce contexte, le slogan « zéro corruption » est utopique. Mais il faudrait au moins essayer de démanteler cette prise de l’État par la corruption, cette condition de « State capture », et identifier les points de faiblesse, les endroits où la grande masse de l’argent public disparaît. Et c’est exactement ce que les deux leaders de « Continuons le changement » ont commencé à faire en tant que ministres intérimaires. On n’attend pas que la Bulgarie devienne un modèle de corruption zéro, mais on attend que la corruption ne soit plus systémique.
Propos recueillis par Matei Martin.
À lire ou à relire, nos deux précédents entretiens avec Anna Krasteva :