Entretien réalisé le jeudi 14 avril en fin de matinée, par téléphone et en roumain (depuis Cluj).
Chercheur et activiste environnemental, Adrian Dohotaru est président de l’association Societate Organizată Sustenabil (Société organisée durablement). Installé à Cluj, il livre ici ses impressions sur l’évolution de la deuxième ville du pays…
Comment jugez-vous le développement urbanistique de Cluj ?
Ce qui prédomine, c’est surtout un chaos immobilier. Certes, on observe des tentatives de réglementation, mais leur succès est limité. Les autorités disent agir pour l’environnement, mais elles ne sont même pas capables de délimiter des périmètres protégés pour certaines zones afin de stopper les constructions illégales. Par ailleurs, la mairie raisonne de manière anachronique ; les permis de construire s’accordent sur la base d’études du trafic automobile. Autre chose, la plupart des grands projets d’infrastructures promis n’ont pas été réalisés. Exemple, le maire Emil Boc – ancien Premier ministre de 2008 à 2012, ndlr – a annoncé la construction d’un périphérique au sud de la ville pour 2023, mais l’étude de faisabilité n’est pas encore terminée. Pareil pour le métro, rien n’a démarré. Ces deux échecs montrent que notre municipalité n’est pas capable de mener à bien des projets importants. De son côté, la société civile essaie de proposer des alternatives plus raisonnables : un train métropolitain reliant toute l’agglomération, un tramway, ainsi qu’un axe le long de la rivière Someş dédié aux piétons et aux vélos. Des solutions plus rapides à mettre en place et beaucoup moins chères.
La ville est pourtant perçue comme avant-gardiste…
Cluj se développe en misant sur son image. Des choses existent au niveau culturel, c’est vrai, mais il y a un décalage énorme avec la qualité de vie réelle et les infrastructures. Les habitants commencent à s’en apercevoir et à déplorer une bulle immobilière spéculative. Un exemple, tout près du centre, il y avait une piscine publique qui est devenue en partie un quartier résidentiel avec des deux-pièces en vente pour 200 000 euros, tandis que la piscine est laissée à l’abandon. Le marché ne reflète guère les possibilités des gens, bien que la demande de logement soit très forte pour Cluj et son agglomération. La ville est encerclée de communes ultra peuplées où la voiture règne en maître, et où les services publics, transports, crèches, écoles, etc., sont inexistants. Pour y remédier, notre ONG a notamment proposé un corridor vert autour de la rivière Someş, à Floreşti, ville de 70 000 habitants désormais collée à Cluj, qui a été partiellement validé par la mairie. Malheureusement, le jour où la mairie a annoncé cet accord, un fonds d’investissement a immédiatement lancé un projet de 500 millions d’euros dans une ancienne zone industrielle précisément située sur le tracé du corridor vert… Cluj est en quelque sorte victime de son succès, et les autorités n’imposent rien aux propriétaires privés.
Comment réagissent les habitants ?
Les gens se laissent séduire par cette vision rassurante de ville en vogue. Ceci étant, certaines choses comment à bouger. Lorsque nous avons proposé le corridor vert à Floreşti, les réactions ont été très positives. Les habitants attendent davantage que de vivre dans un quartier dortoir sans trottoirs, même si la vision ultra-libérale prédomine à la fois du côté des autorités mais aussi dans la manière dont les gens conçoivent leur vie. De fait, les initiatives de la société civile se développent uniquement via le prisme d’activités culturelles et de charité, sans essayer d’améliorer les services publics. Autre chose, c’est très bien d’accorder 25 millions d’euros pour réaménager les berges de la rivière Someş, mais cela doit aussi inclure une dimension sociale. Or, c’est l’inverse qui se produit. En Roumanie, les logements sociaux ne représentent que 0,3% des habitations, c’est un taux très faible. Les autorités devraient négocier avec les investisseurs privés pour en créer davantage. Or, cela n’arrive jamais. Les gens ne veulent pas entendre parler de pauvreté ni de mixité sociale, ils associent ça aux Roms et à la misère. Le discours public continue d’échouer à rassembler.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.